L’Erik Satie de Bastien Loukia ne nous prend pas pour une bonne poire !

 L'Erik Satie de Bastien Loukia ne nous prend pas pour une bonne poire !

Ce roman graphique époustouflant raconte Satie en cinq actes et cinq styles graphiques différents. Sont abordés son enfance à Honfleur, ses frasques à Paris et au Chat Noir jusqu’à son trait de génie de compositeur du ballet Parade. Un homme écorché vif souvent tombé dans la débine de l’absinthe et de la misère noire. L’artiste Bastien Loukia lui a redonné une existence d’homme libre et créatif hors des normes de son époque mais toujours audible et fusionnel entre toutes les expressions graphiques et musicales.

Comme pour la « Poire William à 40 degrés » ouvrant la chanson « Vague à l’âme » de Jacques Higelin, « Cinq nouvelles en forme de poire » de Bastien Loukia lui répondent en sourdine, par son talentueux roman graphique dédié à la mémoire controversée de Satie.
Etrange tout de même, cette contraction littéraire du titre pourtant justifiée, entre nouvelle et roman qui vont comme un gant à cet ouvrage éclectique très travaillé, pour le moins surprenant qui s’ouvre sur différents horizons.
Roman graphique dans le sens d’un livre qui comporte beaucoup de textes illustrés et aussi nouvelles en tant que textes courts avec une chute pour captiver son lectorat.
En fait, les « Trois morceaux en forme de poire » pour piano à quatre mains composés par Satie s’est transformé bien vite en « Cinq nouvelles en forme de poire » pour l’artiste qui l’a mis en scène à travers ses pages. Ou si vous préférez les cinq mouvements marquants dans l’œuvre de Satie revues et corrigées par Bastien Loukia

Notre artiste peintre né à Honfleur comme Satie n’est pas à une contrainte près dans l’éreintant travail fourni durant 7 ans pour aller fouiller les archives et retracer la vie d’Erik en cinq actes majeurs.
Et pour rester dans le registre de l’écriture manuscrite cette fois, il est le digne descendant des feux papous dans la tête sur France Culture, où des artistes, graphistes, compositrices, divas et écrivains mêlaient leur humour dans des joutes d’écriture (sous la contrainte), dont en autre le regretté Eric Holder du pays médocain y participa un temps.
Parmi ces artistes en herbe et d’autres encore de cette époque charnière, il y en aurait eu à se chercher les poux dans la tête et créer de concert dans l’esprit justement des papous dans la tête déjà évoqués. Dont le fameux Alphonse Allais est une référence en la matière et un contemporain de Satie qui a croisé son chemin. A tel point d’ailleurs, qu’un autre touche à tout de l’image et la palette, je pense à Man Ray qui caractérisait « Satie (comme) le seul musicien à avoir des yeux ». Mais aussi je rajouterai un joli coup de crayons et moult écrits et humour à revendre. En cela lui aussi aurait pu jouer du clavier à l’antenne et faire entendre sa voix par sa plume si la radio telle que j’en parle avait existée à son époque.

Bastien Loukia à sa façon a troussé ses cinq chapitres dans un style graphique différent. Ils vont du spectre à éclater les couleurs, au noir et blanc éclatantes incluant en plus les influences picturales de l’époque de Satie.
On touche du regard dans l’art et le talent de Loukia les palettes impressionnistes d’un Caillebotte d’une « Rue de Paris, temps de pluie » (1877) à un Toulouse Lautrec et son portrait de Suzanne Valadon (vers 1888), en passant par l’expressionnisme criant et affiché d’un Van Gogh et « La nuit étoilée » (1889), à Odilon Redon le médocain sonnant la carillon de « L’araignée souriant et l’araignée qui pleure » (1881) au « Cri » de Munch à des motifs de Gustav Klimt…. Et forcément j’en oublie !

Pour raconter les cinq moments clés de Satie, Bastien Loukia a pris le parti de les raconter par la bouche de cinq témoins.
L’enfance difficile d’abord, sous les propos d’un conscrit du service militaire. Ayant perdu sa mère tôt, Erik est perturbé et élevé par ses grands-parents. Ils éprouvent de la peine à gérer cet enfant rebelle et décident de lui faire connaitre la musique. C’est un fieffé cancre dans la lignée du célèbre poème de Prévert. Heureusement que l’oncle Adrien le marin lui ouvre quelques horizons au large. Son père se remarie avec une anglaise et décide de lui donner des cours de piano par une femme rigide qui s’exclame : « Quelle médiocrité ! Il n’écoute rien, il n’a pas évolué d’un pouce ». (page 24)
En désespoir de cause son père le voue au conservatoire pour lui apprendre la discipline ! Devenu grand, il a signé un contrat de trois ans pour entrer à l’armée et au bout de cinq mois il sera réformé pour pneumonie contractée de façon volontaire.
Dans la seconde nouvelle, nous retrouvons Satie déambulant au Chat Noir, un cabaret où il se lie d’amitié avec son compatriote Alphonse Allais et la fée bleue absinthe. C’est Alphonse qui raconte Satie : « Moi l’humoriste du Chat Noir, lui le gymnopédiste, pianiste de théâtre d’ombres, avons causé des années durant ; buvant, chantant, tuant le temps, comme si hélas ce n’était pas lui qui nous tuait ». (page 33)

A force d’ivrogneries forcenées, Satie se fait fiche dehors du Chat Noir. Parmi ses délires mystiques et suite à la rencontre avec un autre allumé, il s’autoproclama Parcier et Maître de Chapelle d’une obédience pour laquelle il composa une messe dont il fut le seul membre.
Autre rencontre forte, ce fut avec Debussy avec lequel il devint ami. De leurs discussions animées, il est ressorti déjà de la part de Satie une inspiration du côté des peintres. « Puvis de Chavannes, Monet, Cézanne ou Toulouse Lautrec. Leurs expressions ne ressuscitent-elles pas la peinture ? Que perdrait la musique à s’en inspirer ? » (page 46)
Il tomba amoureux de Suzanne Valadon, modèle vivant, durant six jours.
De même lors de ses échanges épistolaires avec ses amis, il prenait souvent un malin plaisir à se brouiller avec eux. Il s’en remet à son frère Conrad de la mistoufle dans laquelle il est tombé dans sa chambre à Arcueil en région parisienne. (février 1900) : « Je n’ai plus de chaussons à me mettre aux pieds, mon linge de corps pue à ne pas y croire. Tu vois d’ici la chose ! Cela fait deux jours que je ne mange plus ». (page 51)

La quatrième nouvelle entame le chef d’œuvre d’art total de tous les temps qui s’intitule « Parade ». Il s’agit d’un ballet en un acte composé par Satie, sur un poème de Cocteau, des décors et un rideau de Picasso sur une commande des ballets russes de Diaghilev qui se joua dans le tohubohu général le 18 mai 1917 au Théâtre du Chatelet à Paris.
Avec le scandale qui s’en suivit entre Satie et un critique, qui n’avait rien compris à l’esprit révolutionnaire de cette œuvre. Satie le traita de « cul… Mais un cul sans musique ». Il prit pour huit jours au zonzon et son ami Cocteau se fit passer à tabac pour le défendre. « Les violences des coups portés était à la hauteur de la violence d’une guerre totale… à laquelle les artistes opposaient une œuvre totale ». (page 72)
La dernière nouvelle narrée par Valentine Hugo est poignante pour bien des raisons. Il s’agit des derniers jours de Satie. Bastien Loukia, peintre et illustrateur s’est entiché d’un style dépouillé où il mêle à la fois collages débridés et traits minimalistes dans un mélange de couleurs pourpres qui se marient au noir et blanc.
Du grand œuvre comme tout l’ouvrage, un chef d’œuvre !

Quelques mots sur les éditions BUR qui ont eu la bonne idée de publier Bastien Loukia et ce n’est pas un fait du hasard. En effet, le couple aux commandes vit en pays d’Auge et consacre son temps à la mise en valeur du patrimoine normand. A tel point d’ailleurs que l’éditeur qui est aussi historien d’art s’adonne à donner des conférences. C’est aussi pourquoi, pour compléter le tableau, de nombreux ouvrages sont consacrés à Fernand Léger.


Erik Satie Cinq Nouvelles en forme de Poire de Bastien Loukia, éditions BVR, 96 pages, 2016,18 euros


Visuels : Copyright Erik Satie cinq Nouvelles en forme de poire : © Éditions BVR, 2016, Bastien Loukia

* Pour information et en préouverture des 15 ES Estivales de la bande dessinée de Montalivet, Bastien Loukia participera à un concert dessiné avec un concertiste confirmé au piano sur des œuvres de Satie à la nouvelle salle des fêtes à l’excellente acoustique de Vendays Montalivet, le vendredi 18 juillet 2019