Kiss me, stupid !

Kiss me, stupid !

- Tu as vu, hein, tu as vu ?

- J’ai vu quoi ?

- Urgences, c’est fini...

- L’hyper show aussi, et alors ?

- Te moque pas ! Toi aussi, tu avais la larme à l’oeil quand Mark Green est mort, je l’ai bien sentie, à la fin de l’épisode, tu avais la voix qui tremblait.

- Mais non, ce n’est pas le décès de l’imaginaire docteur qui m’a ému mais la reprise à tomber par terre de Somewhere over the Rainbow, c’était beau, dieu que c’était beau !

- Aussi beau qu’un morceau de Chet Baker ?

- Non, il ne faut rien exagérer, quand tu écoutes Chet Baker, tu pleures, à chaque fois, tu pleures...

- Toujours dimanche, à 22h30, sur Série Club, j’ai regardé la série que tu m’avais conseillée, Oz ou les joies du système carcéral américain.

- Oz ? J’y consacrerai une chronique dans peu de temps, l’Amérique planque ses démons dans le placard. Quand ils ressortent, c’est l’entière brutalité des rapports humains qui te dégueule dessus et toi, tu scrutes ça avec un plaisir vicelard.
Tout le monde, il est loin d’être beau, tout le monde, il est loin d’être gentil.

- On parle beaucoup de télévision ces temps-ci. Pourquoi ? Tu ne vas plus au cinéma ?

- Moins souvent, et puis le formidable Serge Daney, s’il était encore présent, juste à côté de toi, t’apprendrait que le cinéma est mort et enterré, ça fait longtemps déjà. Ceci dit, je m’aventure sur un terrain glissant, tu ferais mieux de lire La Maison cinéma et le monde (deuxième volet), essai magistral sorti chez POL. Tout deviendrait beaucoup plus clair.

- Tu es gonflé, tu passes tes journées à te goinfrer des romans de James Ellroy, à vivre en ermite et tu me donnes des conseils ?
Tu t’es brisé sur le grand écran noir, tu ne marches plus qu’à la location vidéo...

- Décidément, tu en fais des tonnes aujourd’hui. Bien sûr que non, les salles obscures, on y revient, comme un besoin, comme une sensation de manque liée à nos nostalgies adolescentes.

- D’ailleurs, il y a quelques jours, tu es allé voir Décalage Horaire...

- Oui, les regrets parfois... Le film commence comme une jolie comédie romantique pour finir dans une sorte de vulgarité toc qui se voudrait raffinée. Je t’explique, Binoche joue le rôle d’une esthéticienne superficielle, mal fagotée, mal maquillée, elle rencontre Jean Reno et puis, Thompson ne tient pas la route, elle n’assume pas son personnage féminin jusqu’au bout. Son esthéticienne arrête de se maquiller et de suite, elle prend une autre envergure, Binoche redevient Binoche, comme dirait l’autre crétin, c’est à dire une femme belle et "intelligente".

- L’autre crétin ?

- D’accord, d’accord, je me calme. J’évoquais Frédéric Bonnaud des Inrockuptibles, revue snob des jeunes branchés parisiens. Ces gens-là font semblant de comprendre le cinéma et pourtant leur prétention juxtapose leur suffisance. Tu te souviens, l’année dernière, la tribune de Kaganski dans Libération où il estampillait Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain d’oeuvre crypto-lepéniste ? Il était fier comme un paon, l’imbécile.

- ça lui a fait de la pub ?

- Au long-métrage de Jeunet ? Il n’en avait pas besoin ! A Kagan ? Ah certainement, un critique qui rejoint le devant de la scène, dans une perpétuelle recherche de reconnaissance, c’est tout un bonheur ! Mouiller sur le papier, c’est bien. Exulter face à ses détracteurs, c’est mieux.

- Et La Chatte à deux têtes de Jacques Nolot, tu y as repensé au siège couvert de foutre ?

- Pas eu le temps cette semaine, t’es sourde ou quoi ? Tu sais bien que j’ai recommencé à bosser. Par contre, j’ai revu J’embrasse pas de Téchiné. C’est bizarre, en le revisionnant, je me suis remémoré la plus belle chanson de Shane MacGowan, The Old Main Drag, introspection autobiographique d’un type qui fait la pute en tentant de se sortir du caniveau.

- Il fait quoi, maintenant, MacGowan ?

- Il arpente le caniveau, sous les firmaments de son ancienne gloire.

- Ah...

- Ah !

- Et le remake d’Elle et Lui avec Catherine Deneuve et William Hurt ?

- Au plus près du Paradis ? Ce n’est pas vraiment un remake. En plus, je l’aime bien, Tonie Marshall, Nathalie Baye était si jeune dans Vénus Beauté Institut mais son dernier long-métrage ne pouvait pas atteindre les deux versions de McCarey...

- Oh oui. A chaque fois, tu me serres très fort dans tes bras et ensuite, on fait l’amour !

- Voilà, tu as tout compris. Des chefs d’oeuvre comme Elle et Lui, surtout la sublime version avec Cary Grant et Deborah Kerr, de 1957 (An affair to remember), il en existe peu au cinéma. Tant de désirs, d’émotions contenues en une seule oeuvre, forcément, tu finis par chialer comme un môme et tu souhaites que ce ne soit que cette image-là, ce parfum envoutant qui te reste.
Tu te rappelles de ce que Skorecki écrivait sur le sujet ?

- Oui, toujours, mais dis moi, encore et encore !

- "Eternellement, ils se chercheraient. Eternellement, ils se manqueraient. Eternellement, ils se retrouveraient. Ca y est, j’en vois un qui rigole au fond de la classe. Tu veux une claque ou quoi ? Tu ne sauras jamais, jeune crétin qui parle de cinéma avec tes copains - une faute de goût, une terrible faute de goût -, pourquoi Elle et Lui à la fois création du monde et éloge de la gêne, de l’embarras le plus baroque, relève du sexuel et du sentimental à la fois. Tu bandes maintenant ? Alors, ça va mieux."
Quand tu lis ça, tu fonds.

- Embrasse-moi, embrasse-moi... vite !