Nino Ferrer homme libre hors norme !
Nino fut bouffé tout cru par ses quelques tubes, qui gommèrent toute son œuvre riche et variée, aux frontières du jazz, du rhythm’n’blues et du rock’n’roll sur des paroles très actuelles et visionnaires pour son époque. Henry Chartier dans son livre rend hommage à toutes ses activités créatives et dresse le portrait d’un homme libre, écorché vif révolté et bon vivant malgré tout.
Vous avez peut-être vous aussi remarqué lors d’une époque morose où la culture de bas étage ruisselle la mièvrerie aux gondoles de la consommation, les industries du disque se repaissent sur les cadavres des auteurs compositeurs interprètes qui avaient des tripes et un certain talent anticonformiste.
Ainsi, cet automne, on fêtera, on festoiera sur les restes de Jacques Brel, qui quarante déjà était passé de vie à trépas. Au point qu’une revue très sérieuse telle Le nouveau Magazine littéraire lui consacre un dossier en septembre 2018. A nous faire prendre des lanternes pour des étoiles au firmament d’un Brel qui aurait été « un grand rockeur méconnu » ! Ah bon, ça m’avait échappé !
J’ai hâte de considérer sous quel regard le père Nino Ferrer (né le 15 aout 1934 à Gênes en Italie / et décédé le 13 août 1998 à Saint-Cyprien dans le Lot) sera traité, suite justement à la parution de sa biographie et dont je vais me faire un plaisir de vous repaitre. D’autant plus que « Vingt ans après », on pourrait le dire en paraphrasant Dumas, Nino Ferrer est toujours vivant par son œuvre multifacette, très riche et subversive.
Henri Chartier, l’auteur de « Nino Ferrer un homme libre » aux éditions Le mot et le reste lui redonne vie. Contrairement à son blaze c’est un homme de lettres féru de musiques ouvertes et textuelles. Capable à lui tout seul de jeter des ponts entre Lennon, Gainsbourg, Cobain, Christophe, le rock et la politique et même le rock satanique, à qui il a déjà consacré des ouvrages.
Déjà, pour les éditions Au bord de l’eau, au trémolo tout près de Bordeaux, il s’était penché sur le père Nino en 2007.
Marseille l’a pris sous son aile et c’est tout naturellement que les éditions Le mot et le reste lui ont ouvert leurs pages. D’autant que cet éditeur à consonance musicale actuelle et littéraire représentait le parangon idéal pour porter Nino à sa juste démesure, tant son œuvre digresse toutes les catégories musicales où on a voulu l’enfermer.
N’était-ce pas Monsieur Boris Vian qui caractérisait le tube comme un morceau creux ? Nino pourtant pas nœud nœud s’était pris les pieds dedans et toute sa vie durant on a voulu le parquer dans le carcan des « Mirza », « Le Téléfon » ou « Le sud », qui au demeurant ne sont pas des raves !
Nino exprime son amertume pour ses fameuses chansons « Ces chansons (Mirza, Le Téléfon ect) traversent les années parce qu’elles ont été matraquées en radio. Le show-biz a fait ce qu’il fallait pour les faire entrer dans la tête des gens. « Mirza », c’est un blues en mineur sur tempo rapide, rien de plus. « Le Téléfon, c’est un texte rigolo qui aurait sûrement fait rire Max Jacob ou Alfred Jarry. Mais leur réalisation musicale et technique était épouvantable ». (page 39)
C’est encore Boris Vian flanqué d’Henry Salvador et Michel Legrand qui ont importé le rock’n roll en France (il y est fait d’ailleurs une légère allusion dans le livre), comme une farce et ode à la dérision pour se bidonner. Lorsqu’ils se sont s’aperçus que la sauce prenait, ils ont très vite retiré leurs billes du jeu de massacre. D’autres après eux beaucoup plus sérieux se sont enfournés dans la brèche pour recevoir les pépettes. Je préfère taire leurs noms !
Nino quant à lui à ses débuts n’était pas encore le « T’es rock coco » d’un Léo Ferré, mais un créateur de rhythm’n’blues à la française. Tenant ses sources musicales dans le jazz. France Musique lui a consacré un temps d’antenne de qualité pour cerveau ouvert et accessible intitulé « Nino Ferrer, l’enfant du jazz » et ce n’est sans doute pas un hasard.
Accompagnateur à la contrebasse de la chanteuse Nancy Halloway, puis du batteur Richard Bennet, il est passé du jazz, au blues, au rhythm’n’blues au rock’n roll. Car durant toute son existence, il s’est joué des styles musicaux pour effectuer une mue constante, une sorte de synthèse de différentes musiques qu’il affectionnait.
« Adolescent mal dans sa peau, appartenant à une famille bourgeoise déclassée et déracinée, la musique est un moyen de s’évader : « Ca m’a permis de décoller vers un autre monde » confiera-t-il ». (page 19)
Il a essayé pléthore d’instruments avant de jeter son dévolu sur une guitare basse Fender. « La basse a été très importante pour moi. Je suis illettré en matière de musique, mais joue de la basse, ça m’a appris à décomposer les harmonies, ça m’a permis finalement de composer et d’arranger ». (page 19)
« Illettré en musique », c’est vite dit Nino ! Eclectique, il tire ses influences aussi diverses chez Mozart à Rachmaninov, de Brassens à Ferré, de la bossa nova, des Beatles, Doors, Santana… Mais aussi du regretté Jacques Higelin, qui dans les années 70 influencera son mode d’écriture de ses textes mis en musique. Ainsi qu’évidemment de la musique noire américaine blues ou jazz (Armstrong, Modern Jazz Quartet), et ensuite du rhythm’n’blues (Ray Charles, Otis Redding…)
Sans oublier un James Brown qui chantait en 1968 : « Je suis noir et j’en suis fier » et associait musique et revendications des noirs. Quant à Nino, il nous signifiait : « Je veux être noir ».
Durant toute sa carrière, Nino alla de malentendus en malentendus.
Lui qui ne jurait à ses débuts que pour et par le jazz, passa à côté de la vague yéyé des années 60. Il se rattrapa avec le rhythm’n’blues en phase avec sa personnalité. Son Mirza de 1966 l’installera durablement dans la peau d’amuseur public et ne put jamais à son grand dam s’en dépêtrer.
Autre malencontreux malentendu, son titre « Un an d’amour (c’est irréparable) » de son premier 45 tours fut piraté et devint un tube au Proche Orient. En 1964, dans un club branché de Beyrouth, il fut accueilli comme un héros musical et remarqué par un producteur italien, qui tomba raide dingue de cette chanson. Il confia à la voix de Mina, chanteuse très populaire, le soin de la chanter dans son pays. Traduit en douze langues, ce fut un succès planétaire. Outre le fait du triomphe de cette chanson dans la langue natale de Nino Ferrer né à Gênes, « Ce qui est le plus terrible, au-delà des droits que ne touche qu’en partie, c’est que jamais personne ne sait que cette chanson est de moi, alors que je l’ai faite seul » (page 34)
Le mariage fut consommé entre Nino et le show-biz, et depuis ce moment précis, il lui voua une humeur d’arracheur de dent jusqu’à son ultime souffle. Les médias en prirent pour leur grade et commencèrent à vouloir l’oublier. A tel point qu’il rejoignit Dick Annegarn au club des révoltés contre le système marchand des œuvres musicales. Il osa quitter le giron du carnaval commercial pour s’autoproduire vaille que vaille et enregistrer dans son propre studio d’enregistrement de sa bastide du Quercy.
A force, Nino se posait certaines questions vitales, qui durant toute son existence se retrouveront comme un leitmotiv de son œuvre.
Ecoutons Nino, 60 piges dans les rotules nous confier ce qu’il a sur le cœur : « Je me trompe ou est-ce le reste du monde ? » dans cette archive INA.
Face à un journaliste pas du tout hostile, Nino parle de son enthousiasme pour un recueil de textes qu’il vient de publier. Qu’il est passé à côté de mai 68 qui « lui a cassé la baraque du succès planétaire ». Qu’il demeure assez pessimiste pour les générations futures. Sous le regard de ses œuvres picturales, retiré du monde dans le Quercy, il exulte que « la vieillesse est l’âge d’or de l’homme ». Sauf que pour Nino, écorché vif, à la veille de ses 65 ans il se tira une balle dans le cœur !
Quelques jours avant sa mort, il avait confié à son ami et musicien Richard Bennett toute sa rancœur du show bizz qui ne s’était jamais érodée avec le temps, mais qui le minait toujours autant : « Tu te rends compte, j’ai écrit et produit près de deux cents chansons, et les gens n’en connaissent que trois. C’est comme un peintre prolifique dont on ne connaitrait que trois tableaux, car tous les autres sont dans le coffre ».
Cet état d’esprit de mélancolie peut aussi s’apparenter à la « Désabution » terme qui porte bien son nom inventé par Nino qui donna aussi le titre d’une chanson et d’un album enregistré entre 1991 et 1992 à la Taillade.
Il peut aussi s’en prendre à son public et lui dédier une chanson, en souvenir d’un concert explosif en Bretagne. Le rock’n’roll cow-boy se démène sur scène, avec Margerin en couverture de l’album (1992).
« Voilà qu’on me tire dessus du haut de ce balcon
Des canettes de bière, des tomates, des melons
Et moi j’avance de plus belle, à grands coups de décibels
Pour garder dans mon théâtre tous ces bovins opiniâtres
Qui vont de l’autre côté parce que c’est mieux éclairé
Et moi, je me sens tout seul sous le feu des projecteurs
Pendant que le spectacle avance à toute vapeur
Je suis un rock’n’roll cow-boy
Qui meurt... de soif ! »
Nino aimait aussi la BD à tel point qu’Hugo Pratt, un compatriote italien, lui prêta son crayon pour lui dresser le portrait de la pochette de l’album « Concert chez Harry » en 1995 sous les traits d’un marin à la Corto Maltese.
En 1989, Nino décide sa naturalisation française pour célébrer le bicentenaire de la Révolution française.
En 1970, il innova encore lors de sa rencontre avec le groupe anglais les Leggs, avec à la guitare le fameux guitariste incontrôlé et ingérable Micky Finn, dont Higelin ne tarira pas d’éloges pour ses nombreux talents.
L’album « Nino Ferrer and Leggs » (1972) ne peut pas laisser indiffèrent. « L’alchimie entre le rock brut apporté par les musiciens britanniques et l’inspiration très jazz et rock progressif de Giombolini font merveille ». ( Henri Chartier page 89)
La chanson « L’an 2000 » du visionnaire Nino questionne quant à l’avenir de la planète. « On est arrivé à une situation qui évolue de façon très rapide et qui va arriver obligatoirement dans les vingt ou trente années qui vont suivre à une explosion ou à un changement radical. Cette progression de tous les domaines : de la pollution, de la démographie etc. ne peut pas continuer de cette manière. Il doit obligatoirement y avoir un changement. Il peut y en avoir un bon ou un mauvais. Moi, personnellement, je le vois bon » (1973, page 89)
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl lui défrisa les méninges. La même année, il en tira une chanson « L’année de la comète ».
Le portrait de l’amuseur en prit un sacré coup, par sa rage de vivre et de décrire le monde tel qu’il était et que les médias ont sciemment occulté.
Il traita des sujets de société récurent dans ses chansons toujours d’une véritable acuité. « Cannabis » (1971), « La télé libre » (1981
La révolution des œillets au Portugal : « Alcina De Jesus » (1975) avec son superbe son mélodieux au violoncelle à vous arracher des cris d’extase !
la drogue in « Freak » (1971), « La Révolution » ((1972), les sectes in « Moon » (1975) et bien d’autres encore !
De plus, comment refuser une telle déclaration !
« Je suis amoureux
D’une petite guenon
Qui fait... hou... hou. »
Sauf que le beau Nino s’était gouré, il m’avait confondue avec cette conne de Chitah ! (« Chita-Chita » 1986)
Henry Chartier décortique chaque album de Nino Ferrer au fil des pages et on
En ressort grandi, avec l’envie d’écouter ou réécouter tous les albums de Nino avec un nouvel éclairage sonore lié à leur histoire souvent mouvementée.
En particulier Métronomie (1971) avec le fameux morceau qui donne le titre à l’album, un instrumental digne de la richesse du foisonnement des années 70 dans le giron du jazz rock décomplexé, avec des collages de sons dadaïstes. Un chef d’œuvre qui a bien vieilli et peut encore s’écouter en 2018 sans complexe.
Retour de bâton prolifique, les albums hommage à Nino refleurissent l’oseille dans les années 2000, ainsi que les visites de son œuvre par la fine fleur de la chanson bobo en canon, qui de son vivan,t s’ils étaient nés n’en avaient rien à fiche de son œuvre.
Léo Ferré très sélect avait autorisé dans ses vieux jours à Mama Béa et Joan Pau Verdier de l’interpréter et pour ce dernier en français et occitan.
En ce qui concerne Nino, je ne vois que Gérard Blanchard au sort similaire plombé par des tubes plombé : « Rock Amadour » et « Elle voulait revoir sa Normandie ». Partageant le même esprit pour les jeux de mots, le swingue dans les rimes, et la peinture en tant qu’artiste. « J’ai toujours peint et dessiné. Une chanson laisse des souvenirs à tout le monde. C’est magique. Mais contrairement à la peinture, ça reste un art mineur ». Mais aussi et surtout le même trait de caractère : « Je ne refuse pas le succès. Je refuse la putasserie du succès ». (in http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/la-nouvelle-vie-du-chanteur-gerard-blanchard-27-06-2018-7796292.php)
Hein Nino que c’est rosse !
Et l’hommage appuyé et sincère de Gérard Blanchard à Nino : « Nino Ferrer, je lui rends hommage à l’accordéon. J’ignorais qu’il avait des attaches dans le Lot. Et comme lui je fais de la peinture. Nino était un excellent peintre ». (in https://www.ladepeche.fr/article/2018/05/25/2804620-gerard-blanchard-suis-venu-rocamadour-barclay-balavoine.html).
Nino est immortel, il nous enterra tous et lui laissera, des sons, des toiles, sa voix de charmeur et de chanteur de blues, son humour, sa désabution, ses révoltes légitimes contre le show-biz, ses colères légendaires, son amour pour les animaux, son charme indéniable au sujet des femmes, un grand auteur compositeur et interprété d’une œuvre singulière issue à la base du jazz.
Henry Chartier nous le met en scène. On ressent le souffle de Nino dans ses pages. Cet amour de la liberté en chansons gazouille et continue de nous émerveiller et vous faire vibrer. Il s’est inspiré des interviews données par Nino, des rencontres avec sa famille et ses amis. « Nino Ferrer un homme libre » un titre qui lui colle à la peau.
Un très grand merci pour le travail de titan d’Henry Chartier, sans concession, pour Nino dans ses hauts et ses bas, avec le recul nécessaire et l’oreille très fine. Il redonne vie à toute l’œuvre éclectique et magnifique de Nino Ferrer !
Henri Chartier : Nino Ferrer un homme libre », éditions Le mot et le reste, 256 pages, août 2018, 20 euros