Refuser de parvenir, une philosophie de vie libertaire !

Refuser de parvenir, une philosophie de vie libertaire !

Il y en a qui acceptent la servitude volontaire sans broncher la prenant pour une fatalité et d’autres qui au contraire la combattent au nom d’une éthique libertaire du refus de parvenir. Cet ouvrage très riche coordonné par le CIRA de Lausanne donne aux idées la manière de pratiquer ce refus de parvenir d’hier et d’aujourd’hui. Ce livre compile des contributions originales et ouvre les champs à ce principe radical d’insoumission.

On connaissait les éditions Nada, pour l’évocation de Marius Jacob dans un précédent article http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article8934 Cette fois il s’inspire de la thématique du refuser de parvenir à travers les idées et les pratiques.

Dans tous les contextes, depuis l’école, au sein des médias, les entreprises et les familles dans l’ordre immuable et imbuvable des choses, on nous bassine avec l’effort dans la réussite sociale, comme modèle incontournable pour se réaliser en société. Dès lors le loser représentera la caricature comme le chômeur où l’image du déclassé jeté à la poubelle des oubliettes. Le Quasimodo des temps modernes, enfant du chaos mortifère d’une société capitaliste qui se soumet aux forces des vainqueurs, des écraseurs. Elle s’appuie sur la hiérarchie des tout pour ma pomme. Les biens intégrés, les dominés au système portent en sautoir la médaille de la respectabilité et de la médiocrité.
Dès lors, militer et se vivre dans l’acte du refus de parvenir tend vers un principe fondamental et radical d’insoumission. Où l’inconfort prend toute sa place face à un groupe constitué qui croit détenir la seule vérité et veut à tout prix l’imposer à la totalité.
Lutter seul est impossible, se regrouper en associations et / ou syndicats peut rendre cette tâche à temps plein plus aisée, mais forcément difficile à porter sur nos frêles épaules. Car la minorité n’a jamais droit au chapitre.
Et pourtant, les exemples ne manquent pas dans l’histoire et la littérature prolétariennes et libertaires, des cas, de femmes et hommes libres qui ne sont jamais soumis au dictat de la compétions sociale du grand capital, en tant que personnes lucides et droites dans leurs bottes.

Marianne Enckel, après un premier ouvrage en tant que contributrice déjà paru sur le refus de parvenir chez Indigène éditions en 2014, nous revient entourée de sa joyeuse clique du CIRA (centre international de recherches sur l’anarchisme), lieu de vie, à la fois bibliothèque foisonnante et centre d’archives militantes, basé à Lausanne. Ce fabuleux collectif de la mémoire vivante du mouvement anarchiste opère un travail de collectes d’informations, de documents, de liens dans une dynamique collective active. A partir des dons qu’ils reçoivent, ils opèrent un travail de titan à l’orée des textes anciens et actuels.
C’est à la suite d’un cycle de discussions autour du refus de parvenir en 2013 et 2014 qu’est né ce projet de livre pour partager avec le plus grand nombre leurs réflexions.
C’est d’autant plus intéressant, que l’anarchiste, dans sa chair et ses tripes, n’envisage la réussite sociale que dans l’altruisme et la solidarité.

Ouvrage touffu et non exhaustif, tant les contributions furent riches et difficiles. J’imagine de toutes les faire entrer dans les pages de cet ouvrage. L’équipe du CIRA a dû effectuer un tri sélectif passionnant à mener à bien.

Albert Thierry, militant anarchiste et simple instituteur mort lors de la boucherie de 14 / 18 est sans doute l’un des précurseurs de la définition historique du refuser de parvenir. « Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir ni refuser de vivre, c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi ». Publié post mortem en 1916 sous le titre « Des conditions de la paix » et écrit dans les tranchées.
Avant lui, le géographe anarchiste Elisée Reclus avait déjà ouvert la voie : « Tant que notre triomphe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réussir ».
Thierry Albert avait toutes les caractéristiques de l’ascension sociale à portée de main. Fils d’un gars du bâtiment, reçu premier à l’Ecole normale de Saint-Cloud, il était voué à la carrière universitaire toute tracée. Il choisit de devenir instituteur. Il argumenta son choix par « le refus de parvenir, voilà ce qu’une vie unique m’a enseigné d’unique ». Il s’engagea dans une pédagogie d’action directe et dans le syndicalisme révolutionnaire. Fernand Pelloutier, père des Bourses du Travail, avait déjà avant lui fixé comme tâche au syndicalisme « d’instruire pour révolter » et l’éducation pour l’émancipation. Le pédagogue si l’on en croit l’étymologie, c’est l’esclave qui accompagne l’enfant du maître sur le chemin qui le conduit à l’école. Thierry Albert qualifie sa pédagogie en ces termes : « Sans savoir un mot de pédagogie, je n’ignorais pas qu’il fallait la détruire pour en instaurer une, la vraie, qui fut anarchiste. Je détestais les programmes, je détestais l’émulation, je détestais surtout ce qu’on appelle la discipline ». La défiance de l’Etat envers les Bourses du Travail (j’y reviens) et l’instauration par Jules Ferry de l’école publique n’avait d’autre but à l’époque, que de contrer l’autonomie d’éducation et de culture révolutionnaire dont le mouvement ouvrier s’était créé.

Claire Auzias, à travers les « Mémoires libertaires » et la parole d’une vingtaine de militants anarchistes lyonnais entre les deux guerres, sonne le glas de l’anarchisme lors de la création du parti communiste français en 1921. L’art de phagocyter tous les mouvements révolutionnaires pour s’en attribuer la primeur, on le retrouve dans la volonté des communistes à vouloir contrôler tout le monde ouvrier en s’appuyant sur les valeurs du travail émancipateur et une forme de professionnalisme du syndicalisme. « Les anarchistes lyonnais de l’entre guerres se distinguent par un rapport au savoir particulier, fondé sur une autonomie face à la morale dominante et assurer la défense de l’autodidaxie : loin de constituer un outil d’ascension sociale individuelle, le savoir doit pour eux servir à la « culture de soi-même », dans un esprit de curiosité et de désintéressement ». (Claire Auzias)
Pour garder leur liberté si précieuse, les anarchistes s’adonnent au « trimard », une sorte de vagabondage salarial au gré de leurs envies, sans jamais trop s’attarder et s’attacher. De villes en villes dans le but d’exercer tous les métiers afin de surtout semer la graine révolutionnaire. La littérature en France est assez avare chez ces gens-là, alors que de l’autre côté de l’Atlantique, on étudie les « hobos » américains. Emma Goldman soutient les écrivains de la marge en 1914. « Pourtant même aujourd’hui Ibsen est impopulaire ; Poe, Whitman et Strinberg n’ont jamais « réussi ». Dans son brulot « Les prolétaires intellectuels » elle vitupère contre les artistes qui ont réussi et qui en y regardant bien sont « des âmes mortes sur l’horizon intellectuel ».

Anne Steiner universitaire analyse le leurre de la démocratisation scolaire basé sur le mérite personnel. « C’est ainsi que l’idéologie méritocratique s’est imposé à tous ! Une idéologie qui justifie l’inégalité des places au nom d’une prétendue égalité des chances. Une idéologie qui renforce la légitimité des dominants et désarme les dominés. Puisque chacun est censé occuper une place qui lui revient en fonction de ses compétences garanties par ses diplômes ». Elle retrace une alternative en 2013 / 2014 à l’université de Nanterre proposée par un groupe d’étudiants qui s’intitule « Les inutiles ». Avec quelques slogans qui réchauffent les tripes du style : « La glande a perdu la bataille ! Mais la glande n’a pas perdu la guerre !... Vive la glandouille ! » Sur le principe de la gratuité communicative et active proche des mouvements situationnistes ou autonomes, ils remettant en question la valeur subjective de l’argent et proposent des alternatives concrètes. Ils n’avaient aucune envie de réussir professionnellement et se noyer dans le moule à gaufre. Leur moteur explosif et révolutionnaire part de leurs connaissances transmises entre eux, basées sur une curiosité intellectuelle afin de les diffuser et les partager. De fait, ils souhaitaient que les ponts sautent entre toutes les filières pour abolir les frontières et les hiérarchies des savoirs. Anne Steiner les a qualifiés de « faux glandeurs » bien plus débordants d’activités que les « besogneux » traditionnels assez éteints et si peureux.

Une partie du livre s’articule justement autour de vécus et pratiques collectives actuelles des résistant(e) à la réussite en Suisse et ailleurs.
Le refus féministe de réussir est aussi abordé à travers le collectif « Les pires » de sensibilité antiautoritaire, antiraciste et anticapitaliste de Lausanne. « Notre pratique au sein « Des Pires » tente de prendre en compte dans le refus de parvenir nos histoires et trajectoires singulières. Nous n’avons donc ni vérité ni jugement à asséner, mais des questionnements, pas de réussite du refus de parvenir, mais des tentatives, constamment en mouvement, de déconstruction des pouvoirs militants et professionnels ».

Sur le mode créatif et des mises en pratique actuelles dans différents domaines, des collectifs distincts touchant la photo avec « Interfoto » ou un collectif d’architectes évoquent leur façon de refuser de parvenir ainsi que d’autres dans le domaine de la musique. Il en ressort des modes de vie militantes riches et concrètes.

Au chapitre « Le Poing dans la poche ». Une anthologie suédoise » évoque deux activistes. Ils s’attachent à décrire avec humour cette gauche radicale qui éprouve des difficultés à assumer ses origines bourgeoises et fantasme de se réclamer du prolétariat. Ils questionnent le rôle des intellectuels qui a pris l’habitude de s’approprier la parole des ouvriers comme par une métamorphose incongrue.
« Ainsi dans l’échelle des valeurs inculquées pour paraitre sembler cultivé et briller en société comme un bourgeois, l’un des protagonistes s’explique. « J’ai cru qu’une Cadillac était plus élégante qu’une Limousine. Je croyais aussi qu’une comédie de boulevard était autant culturelle qu’une pièce d’Ibsen au théâtre municipal. Je pensais qu’un roman de gare valait moins que le livre d’un prix Nobel. Quand tu viens de la classe ouvrière, y’a pas mal de lacunes à combler ! ». (in RFI musique en 2000)

Ces analyses récurrentes peuvent s’applique à tous les pays. La chanson « Classe prolo » du chanteur auteur compositeur dessinateur et écrivain Kent, fier de ses origines, illustre parfaitement leurs propos de l’héritage social.
« De par mes origines, je reste plus proche du prolétariat que de l’aristocratie. J’ai écrit Classe prolo car on croit que les problèmes disparaissent avec les mots. On ne parle plus de prolétaires. C’est tombé en désuétude car c’est un mot du langage communiste, que le communisme n’existe plus, et qu’on vit dans une autre société où la classe moyenne s’est élargie. Donc on pense que ça n’existe plus. On dit que la nouvelle économie nous promet le succès pour tous mais il y a toujours des gens qui se font virer de l’usine, qui gagnent des clopinettes et se font traiter comme des cons ». (dans une interview à RFI musique en 2000)

Bien entendu, je n’ai pas parlé de tous les contributeurs, je n’aurai jamais eu la place, tant leurs propos sont riches et variés sur des questions parfois très pointues. Concernant l’histoire du mouvement anarchiste, la figure incontournable de Bakounine issu de la petite noblesse terrienne est évoquée dans un chapitre quant à son refus révolutionnaire de parvenir à s’intégrer dans sa classe originelle. Contrairement à Marx qui fera la révolution depuis son bureau cossu, engrossant sa bonne et n’aura de cesse de calomnier le courant antiautoritaire de l’Internationale. Il dénigra, sous l’appellation injurieuse de lumpenprolétariat, ces paysans, marginaux, jeunes et déclassés, caractérisant les classes incertaines à ses yeux. Bakounine toujours très actif sur toutes les barricades d’Europe s’opposa à ce préjugé infamant et mit au contraire en avant ces éléments révolutionnaires qui n’appartenaient pas de fait au prolétariat et échappaient au contrôle des communistes et des syndicalistes.

La thématique traitée du refus de parvenir sur plusieurs niveaux actuels et d’hier nous permet de comprendre, qu’elle n’a rien de ringarde. Si nous ne nous soumettons pas et si nous résistons C’est d’autant plus vrai au regard de tous médias qui nous explosent le cerveau à devenir des veaux, par le décervelage, à caracoler fier de monter en puissance dans les grades de l’échelle sociale instable.

Les nouveaux textes régulant l’inspection des profs des écoles, ex instits, distillés par la sinistre actuelle de l’éduc pour la rentrée 2017, donnent la part belle à la méritocratie à la gueule du client. Thierry Albert doit gueuler dans sa tombe face à ses collègues actuels si soumis aux dogmes de leur ministère, avec leurs syndicats qui n’ont plus rien de révolté, à quelques très rares exceptions.

J’ai apprécié les annexes. Parler d’un personnage, de sa vie de son œuvre, de ses combats, c’est instructif, mais lire ses textes pour mieux comprendre son époque c’est bath. Il nous est donné à lire des fragments du « Traité V Des conditions de la Paix intérieure concernant la justice » d’Albert Thierry. On y découvre son style d’écriture unique avec quelques accents spirituels sur la paix intérieure qui pourront nous paraitre désuets, mais ne manquent pourtant pas de panache dans ses analyses et son ressenti. Un grand merci au CIRA pour son travail de défricheur et son éditeur Nada d’avoir mis entre les lignes dans ses pages toutes ces façons de refuser de parvenir en idées et pratiques à différentes époques. C’est très instructif et passionnant. Rien de tel pour se remettre en question dans nos postures militantes au quotidien et résister aux sirènes de la réussite sociale.

Une bouffée d’oxygène dont on avait tant besoin !

Refuser de parvenir idées et pratiques, recueil coordonné par le Cira de Lausanne, éditons Nada, 205 page, mars 2016, 20 euros