« L’orignal » de Moynot, quand deux extrêmes se rejoignent en cavale malgré elles !

« L'orignal » de Moynot, quand deux extrêmes se rejoignent en cavale malgré elles !

Emmanuel Moynot est un habitué du polar en BD. Cette fois, il nous livre une œuvre personnelle qui nous pénètre d’un regard rouge sang. Une histoire de cavale où un barbouze facho va devoir cohabiter contre son gré avec une jeune femme gaucho. L’idée est lancée et le récit nous tient éveillés de la première à la dernière page. Moynot a la verve d’un Vautrin avec lequel il a déjà collaboré. Il a aussi le trait fin. Ses paysages et ses personnages nous font frémir de les suivre à vivre leurs actes sans état d’âme.

Moynot a de l’envergure dans son art de la BD. Je l’ai découvert en adaptateur pas tenté et doué pour des œuvres littéraires très différentes. Du côté du héros Nestor Burma, mais aussi coup de foudre et gros choc en direction du regretté Jean Vautrin dans « Canicule » et « L’homme qui assassinait sa vie ». Et comme toujours au contour de son œuvre de portraitiste avisé, il nous gratifie de tronches, de gueules qu’on n’oublie pas de sitôt. Dans une interview, il nous conte son rôle d’adaptateur : « Adapter, c’est donc déconstruire pour reconstruire, tout en préservant ».Vaste programme auquel il s’accorde parfaitement, au point de tomber en osmose avec Jean Vautrin, auteur exercé à l’œil et à la focale d’un photographe.

A tel point qu’il me donne déjà envie de lire ses autres ouvrages. Au moins 35 parus depuis les années 80, dont la plupart des œuvres personnelles issues de son imaginaire fécond.
A l’image de ses héros récurrents, l’artiste aime créer le plus souvent en solo, gardant la maîtrise de ses œuvres singulières. Tout comme Gustav Klimt peintre qui nous enchantait lui aussi dans un tout autre registre que le sien. Il n’empêche les deux zigues ont en commun de lâcher les palettes et pinceaux pour entonner en avant la zizique. Moynot à la guitare et l’harmonica, en tant qu’auteur compositeur et chanteur avec des aminches, s’illustre au sein du groupe Mataluna.

Le héros de « L’original » ne se rencontre pas au détour d’un troquet. C’est un baroudeur de tous les coups foireux. Estampillé facho de l’OAS durant la guerre d’Algérie, au SAC, au côté des généraux en Argentine et des Contras au Nicaragua, Laurent Perreux, son blaze vend désormais ses services, sa force de frappe et le maniement des armes à des mafieux et maquereaux à Paname durant les années 1990. Il est tombé bien bas, ses idéaux au rez-chaussée tout le monde descend. Barbouze déchanté, il est usé de la gâchette et le moral calenche au point de se jeter dans un traquenard dont il devient la cible. Un certain Riton lui propose de braquer des branquignols gauchos qui ont mis la main sur une cargaison d’armes. En fait dans cette affaire, il se retrouve le larron de la farce et le gibier à abattre.
« Depuis la dissolution du SAC, c’est un peu plus difficile de gagner sa croûte » (page 12), c’est lui qui le dit. Il se contente de peu d’un petit appartement du côté de Pigalle, avec forcément quelques avantages. Le repos du guerrier ne concerne pas les femmes blanches, tant mieux pour elles, comme on le verra par la suite du récit. Sans doute, le mal du pays… « Les filles que je pratique, je les prends bridées ou négres ou basanées. Je ne touche pas aux blanches ». (page 13). Monsieur a des principes bien arrêtés et pas seulement sur les femmes…. ! Il est coincé du goupillon dans des tas de certitudes en décrépitude.

Comme toujours lors d’un casse, il y le petit détail qui fait dérailler le train. Les gauchos, c’est bien connu, ce ne sont pas des pros de l’action directe, qu’ils doivent laisser aux anars. Alors forcément, il a fallu un simple accrochage pour que la volaille s’en mêle et foute son souk. Un gaucho blessé et acculé avec une complice et c’est le carnage. Eloge de la fuite et fort Apache. Le facho et la jeune gaucho un peu paumée partagent la mouise. Heureusement pour elle, elle est blanche ! Et c’est le siège, les méchants, encore plus méchants que le héros facho veulent récupérer les armes et lorsqu’en plus les flics vont s’en mêler, avec l’infiltration dans la bande d’un keuf véreux….
Je ne vous en dis pas plus….

Bien entendu, faut que ça saigne, Boris ! Et de l’hémoglobine, il en dégoupille des grenades et gare au carnage. Emmanuel Moynot ne fait pas dans la dentelle de la daronne de ce cher Céline, même si dans le langage, l’intrigue soutenue, il s’en rapproche.
« Canicule » abordait déjà le thème de la cavale à ciel ouvert. Cette fois, c’est un huis clos qui achève l’intrigue.

Ses personnages tiennent la route. Le choc dans la relation entre le vieux facho qui n’a rien à perdre. Il n’a aucune attache émotionnelle qui le retient dans le vieux monde. Alors que la jeune gaucho a la jeunesse, la révolte à bout de bras et l’étendard féministe à brandir pour se garder des baffes de la vie va.

Et puis, je ne vous ai pas dit. Le Moynot il est de la génération pile poil du Bartos. Le SAC, l’OAS, je suis certaine que ça ne dit rien pour les jeunes générations qui vont lire et adorer pourtant la BD.

En plus de son talent certain pour raconter des histoires et nous tenir en haleine, avec un trait caractéristique de l’artiste qui maîtrise parfaitement son œuvre, le Moyot s’ouvre à tous dans ce qu’il appelle les « Petites précisions liminaires ». Sous le vocable, je cite et j’adore son autodérision : « Portrait de l’Artiste en Vieux Con » ! Cavana aurait apprécié !
La BD est une fiction qui s’appuie sur le tracé d’un mercenaire qui a été de tous les coups des fachos à travers le monde. Ce que vous allez lire, « ce n’est pas un documentaire, ni un plaidoyer pour une théorie marécageuse du complot d’extrême droite, ni rien de ce genre » dixit l’auteur, seul patron aux manettes. Pigé ? !

L’idée de la confrontation entre un vieux facho et une jeune gaucho qui ne fait pas le poids par manque de maturité et d’expérience dans le domaine des armes, est vraiment intéressante et bien jouée. Emmanuel Moynot est crédible sur toute la ligne, chapeau l’artiste. Il ouvre même des pistes, comme toujours dans son œuvre. « Voilà, je pense que je vous ai tout dit, mais n’hésitez pas à vous renseigner par vous-mêmes sur ces sujets passionnants et tout à fait d’actualité ». Quelle leçon d’humilité et de respect de son lectorat, voué au fonctionnement de son esprit critique.
J’adore ce point de vue donné par un auteur à ses lectrices et lecteurs. C’est encore une marque de respect de sa part et c’est si rare à notre époque baroque. BRAVO monsieur Moynot.

Il n’y aura pas de suite à cet épisode. Le scénario de l’histoire s’arrangerait parfaitement d’un story-board et à l’énoncé d’un film mis en images. Si ce cher Monsieur Jean Vautrin, qui m’avait consacré une longue interview en trois parties pour le Mague, était encore en vie, je suis certaine qu’avec son aminche Moynot, ces deux-là auraient rempilé pour s’attaquer pacifiquement à une toile ou une autre BD.
Ils ont chevillé au corps l’expression des marginaux auxquels ils donnent la parole et une existence patente dans les romans, nouvelles ou BD.

« L’original » titre de la BD porte bien son blaze, en correspondance avec son héros facho en fin de parcours qui va jouer le tout pour le tout, au prix des larmes et du sang.
Je vous rassure, il n’est jamais sympathique. On a envie de lui casser la chique. D’autres s’en chargeront à notre place.

Je vous conseille de lire « L’orignal » On s’y croirait. Il ne manque plus que les effluves de la poudre et le tintamarre des flingues qui gercent la nuit sous la voûte étoilée.

L’original d’Emmanuel Moynot, 80 pages couleurs, éditions Casterman, mars 2016

* Visuels, copyright Emmanuel Moynot, éditions Casterman}