Noir et blanc sans voix, « Sidewalk stories » sort du cinéma si convenu !

Noir et blanc sans voix, « Sidewalk stories » sort du cinéma si convenu !

« Sidewalk stories », film de Charles Lane (1989) réécrit un pan du cinéma noir américain, sans fioriture, par la couleur des corps et des musiques au sujet des invisibles et des parias mis au banc de la société. Une histoire émouvante d’une petite fille sauvée de la rue par un artiste dans la mouise. A côté, « La vie est belle » de Frank Capra demeure un mélo flamboyant. Et, pour tout vous dire, ça reste un de mes films préférés. Alors, imaginez une musique envoutante, un réalisateur auteur et comédien qui crève l’écran au bras d’une gamine de deux ans, sans dire un mot tout du long de son film et qui nous tient malgré tout en haleine. Ca, c’est du cinoche et du grand art !

Le fou chantant aimait le music-hall. Moi j’aime les films qui sortent des sentiers battus du carnaval commercial. J’avoue, j’en ai pris plein les mirettes et mes esgourdes ont pleuré, chanté, aimé, ri… en guinchant sur la bande son mirifique.
Sorti en 1989, Sidewalk stories, film de Charles Lane émergea dans la verve du courant afro américain des Melvin Peebles ou Spike Lee (qui se cantonnera longtemps dans les écrans publicitaires en grossissant le trait de son caractère, si bien que le message de sa révolte black bien naturelle, à force en sera atténuée et condensée dans la bouillie culturelle américaine ambiante)….
Charles Lane cinéaste, quant à lui, n’est pas très prolixe. Il privilégie la qualité et nous offre à voir un film étonnant, à la frontière des genres cinématographiques qui allie le muet, le noir et blanc et le social.
A New York dans le quartier de Manhattan, en plein hiver, un artiste, interprété par Charles Lane en personne, dresse le portrait des passants contre quelques ronds. Il vit chichement dans le squat du sous-sol d’un bâtiment à l’abandon. Un soir, au détour d’une ruelle, il surprend le meurtre d’un homme et recueille une fillette de deux ans. En parallèle, il rencontre une riche jeune femme noire qui lui bouscule le palpitant à battre la chamade.

On ne peut s’empêcher de penser au Kid de Chaplin revu et corrigé dans les années 80, sous la houlette d’un cinéaste noir qui n’a rien inventé et demeure un vulgaire copieur. Point à la ligne et basta ! Ce serait aller trop vite en besogne et même parfaitement méprisant envers le travail remarquable du cinéaste Charles Lane. La critique à la sortie du film s’est gaussée et en a fait les choux gras de son argumentation autour du Kid oblitérant bien trop souvent les autres talents contenus dans ce film.
Comme toujours dans mes chroniques, je préfère donner la parole à l’auteur du film, afin de coller au plus près de ses propos et surtout ne pas le trahir dans son intention. Carlotta Films nous gratifie dans ses suppléments généreux d’un entretien avec Charles Lane et Marc Marder, auteur compositeur de la bande originale qui tient une place prépondérante dans le film, puisqu’elle couvre les voix qui n’existent pas.
« La ressemblance avec « Le Kid » le classique de Charlie Chaplin est évidente. Mais en aucun cas « Sidewalk stories » n’est un remake du « kid ». Il a été d’avantage inspiré par un film moins connu : « les yeux du témoin » (1959). C’est l’histoire d’une petite fille qui est témoin d’un meurtre  ». Charles Lane

http://www.youtube.com/watch?v=tAwbU7Ja5fY
La bande annonce

Le gag pour le gag que nenni chez Charles Lane qui traite un sujet grave : la situation des SDF dans le quartier des affaires de New York. Dès les premiers plans on est happés par la folie compulsive des costumes trois pièces et des femmes en tailleur qui se meuvent telles des fourmis vers les buildings. J’ai ri à la scène des traders qui font le coup de poing pour prendre place dans un taxi et gagner du temps sur leur existence rance d’esclave du Grand Capital, ces caves !

Si on se permettait un clin d’œil courageux avec les derniers succès du box-office, qui donnent la part belle au cinéma muet en noir et blanc comme pour conjurer un désir compulsif de s’inscrire dans un passé décomposé. Je pense à The Artist si triste et si convenu d’un Dujardin au vert à la cour d’Hollywood.

Charles Lane n’a pas à recourir lui à ces artifices d’artistes en manque de notoriété pour rayonner son art. Dans une scène de Sidewalk stories, le héros perd son chevalet dans la destruction du bâtiment qu’il squattait. Revenu sur son lieu de travail, la jeune femme qu’il apprécie lui montre le chevalet qui manque dans la rue pour qu’il puisse effectuer des portraits. Charles Lane analyse cette scène et contrairement au film il n’est pas muet.
« De mon point de vue, réaliser un film muet est plus compliqué et moins compliqué à la fois. On s’appuie sur l’idée de suggérer quelque chose. On fait passer le message visuellement et la musique l’accentue. Donc, la femme arrive, elle le regarde et dit où est le chevalet ? On comprend visuellement car le chevalet n’est plus là mais on voit le carnet de croquis et un morceau de chiffon sur le sol. Son visage préoccupé montre qu’elle est inquiète. Elle l’accepte visuellement et lui vient une idée. Tous les deux venez diner chez moi. C’est écrit dans le script et elle le dit. Mais ses gestes disent : toi et Nicky venez diner chez moi. Et pour faire vraiment passer le message dans un film muet il aurait fallu être au ralenti et la communication n’est pas aussi rapide que les mots. Pour dire ce dialogue qu’on n’entend pas, mon personnage comme dans beaucoup de films muets, même ceux des années 20 / 30 utilise ce genre de technique qui consiste à ne pas comprendre ce que la première personne dit. Donc on le répété deux fois. Et lui interloqué qui demande : tu veux qu’on vienne diner chez toi ?  » La lecture de l’expression non verbale dans toute sa complexité et sa splendeur ! J’adore. D’autant plus qu’il faut savoir, le script a été écrit avec des dialogues précis et les personnages ont répété les dialogues et ils parlaient vraiment face à la caméra !

De plus, on ne se s’ennuie à aucun moment dans ce film. Les scènes d’action aux accents burlesques, style course poursuite entre un fiacre et une bagnole, donnent la réplique à des plans plus intimes, dans le rapport de complicité entre notre héros et la gamine âgée de deux balais aux yeux malicieux, qui l’accompagne pas à pas. D’ailleurs, on se demande comment une telle complicité a pu s’instaurer, quand on sait la difficulté pour faire tourner des bambins.
Charles Lane accuse au moins trois handicaps au tournage de son film. Tout d’abord le film a été réalisé en seulement deux semaines, dans des conditions météorologiques peu favorables. Et, quand un film repose sur les épaules et les caprices d’une petite fille de deux ans, bonjour le moral et les nerfs à vif. Il vend la mèche. L’héroïne du film, c’était sa fille. Car, si au préalable le lien de parenté avait été révélé, le film n’aurait pas été pris au sérieux et aurait perdu de sa crédibilité.

« Trois semaines avant le début du tournage, elle dormait encore dans un berceau et à côté j’ai mis un trépied avec une caméra 16 millimètres fixé dessus. Elle la voyait en se couchant et en se réveillant. Elle s’y est’ tellement habituée qu’elle n’y prêtait plus attention  ». Charles Lane Les autres héros malgré eux, ce sont les sans-abris. Plein de réalisme, à la limite parfois du documentaire, ce qui ne gâche pas notre plaisir, bien au contraire. Charles Lane s’est attelé à se cogner à la dure réalité. Déjà dans un court-métrage intitulé « A place in time » (1974 / 34 minutes), qui a servi de matrice à « Sidewalk stories », il abordait ce thème. On le retrouve dans les suppléments du CD et c’est saisissant de sens.

Il n’est pas très optimiste avec la situation actuelle et il a vraiment l’impression que ça a encore empiré.
« Je pense que c’est la réalité. Il est évident que les sans-abris existent bel et bien. Ce n’est pas près de s’arranger pour les générations futures. Le monde tourne ainsi malheureusement. Je pense qu’il y a un refus d’affronter la réalité en face. En 1989, j’ai réalisé ce film et à la fin de celui-ci, on a mis l’accent sur le fait de refuser de voir et entendre les sans-abris. Des personnes portant de beaux habits ou de la fourrure passent à travers cette espèce de rassemblement de SDF, qui ne demandent qu’une ou deux pièces. Paradoxalement, ça été tourné à Battery City Park où les manifs se sont déroulées il y a quelques années. Le refus d’entendre et de voir les SDF est devenu monnaie courante de nos jours. On y est davantage habitués. De mon point de vue en 1989, j’étais beaucoup plus jeune. C’était monstrueux, mais c’était une chose qu’on ne pouvait pas rendre invisible. Je remarquais les personnes qui fouillaient les poubelles. Je pense qu’aujourd’hui c’est pire qu’en 1989. En traitant ce sujet je me rends compte que c’est universel. Je n’avais pas la prétention que ce film allait changer la face du monde. Mais j’espérais que ça permettrait d’y voir plus clair sur cette maladie. Et d’un certain degré, ça a parlé au monde entier ». Charles Lane Son fidèle ami Marc Marder qui a composé et orchestré la musique du film opine du chef. « Les rues de New York aujourd’hui ressemblent aux rue de Paris. C’est hallucinent ce qui se passe dans les rues parisiennes avec les SDF dans chaque rue. 25 ans plus tard, Paris est en train de vivre la même situation  ».

A croire parfois que les pires saloperies sociales nous viennent après coup de l’autre côté de l’Atlantique. A New York, existe à quelques encablures seulement de Manhattan, sur l’île de Rikers, la plus grande prison du monde sur 167 hectares. Le lieu par excellence de non droit humain où les pires sévices physiques et mentaux en toute impunité tombent comme le couperet d’un couteau sur des hommes et des femmes rendu(e) invisibles dans ce système social et son univers impitoyable sur l’air de Dallas…. Pardonnez cet humour totalement déplacé et complètement beauf. Singette libre et sans cage, il m’est insupportable de savoir des animaux ou des personnes enfermé(e)s. Ca dépasse mon entendement. D’autant plus à notre époque où la valeur première repose sur la corruption et non la solidarité sociale et humaine pour faire éclater enfin ce système pourri jusqu’à la moelle et virer toutes ces crapules qui nous gouvernent, pour ne surtout pas les remplacer par leurs homologues du même acabit.

Si la musique adoucit les mœurs…. Alors, parlons-en de cette complicité très forte entre ces deux sacrés bonhommes le magicien des images et le compositeur très doué. Imaginez le travail de composition pour un film de 102 minutes de bande son ininterrompue ! Un travail de titan ! Marc Marder n’a pas voulu s’enfermer dans le tempo lancinant des films muets des années 1920 / 1930. Pour chaque scène il s’est renouvelé. Les personnages à leur démarche accusent un thème musical. Ce n’est pas le retour de Pierre et le Loup sur les écrans, mais un florilège musical éclectique vraiment réussi. En écho de son talent, j’ai trouvé dans sa bio, quelques explications de son mode de fonctionnement sur ce film.

« Il y avait beaucoup de jeu aussi dans tout ça. Il y a des citations musicales, comme "Do, do, l’enfant, do" au Burger King, l’hymne américain dans le square avec les enfants, la pièce célèbre de Mendelssohn sur les amoureux de la calèche. Il y a des souvenirs de Mozart, de Beethoven ; les morceaux tristes, c’est plutôt du Schubert. J’ai composé entre 72 et 80 séquences de musique, c’était un travail énorme. Sur la scène du kidnapping, il y a un seul morceau de musique, qui change de style à l’intérieur même du morceau. Cette musique de poursuite nécessitait l’orchestre au grand complet, la plus grande formation, quelque chose comme 22 musiciens. Si j’ai insisté pour qu’on entende sur le générique du début l’orchestre qui s’accorde, c’était à cause de la version précédente au synthétiseur : je voulais qu’on sache que, dans ce film-là, il n’y avait pas un seul synthétiseur. Sur le générique de fin, on a même enregistré les pas de l’accordéoniste qui, le morceau fini, s’éloigne du studio ».

En ayant vu et apprécié ce film plusieurs à plusieurs reprises, on pourrait presque partager un jeu. En écoutant les différents sons musicaux, on pourrait se recréer les images du film. Et pour les bavardes et les bavards, parler à la place des personnages. Histoire d’agrémenter les longues soirées d’hiver au coin du feu en sifflotant d’un air léger un bon verre de Médoc, pardi !
Merci messieurs Charles Lane, Marc Marder et toute l’équipe du film pour ces à-propos créatifs, comme quoi votre fabuleux film se prête à tous les jeux du possible. Ce qui n’est pas le cas dans les films sonores actuels.
Charles Lane remercie Carlotta Films pour avoir remis en circuit ce film ovni sous ses faux airs de film burlesque, même si son constat de la réalité est amer. Je lui laisse le mot de la fin. A propos de la fin du film justement, le réalisateur vous offre une surprise de taille…. Je n’en dirai pas plus…. Surprise, surprise !

« Le film renait après 25 années grâce à Carlotta Films. Ca donne du baume au cœur que des critiques ayant déjà revu le film disent que le film est autant pertinent aujourd’hui si ce n’est plus qu’il y a 25 ans. Pour le film c’est super, mais pour la réalité sociale, pour les groupes sociaux concernés, ça craint  ».

Sidewalk stories film de Charles Lane, noir et blanc sans paroles, 1989, 101 minutes, nouveau master restauré, distribué par Carlotta Films, avec de nombreux suppléments passionnants, octobre 2014, 20,06 euros