Garrison Keillor : ô Mark Twain, où es-tu à présent ?

Comment le parti de Lincoln et de la liberté a-t-il pu se métamorphoser en
parti de la hideuse postérité de Newt Gingrich et de son président dessiné
au Télécran, un homme terne et rigide dont la philosophie n’est qu’un
assemblage de morceaux de corps humains cousus n¹importe comment, incapable
de marcher mais essayant tout de même ?

Le Parti républicain a complètement perdu la boule. C’était pourtant
autrefois le parti de l’homme de la rue, du businessman pragmatique à
lunettes cerclées d¹acier qui combattait le désordre et le gaspillage, se
dévouait pour la communauté et entretenait le genre de prospérité qui fait
voguer les navires. Ce parti comptait des gens de bonne volonté qui
réussirent à en neutraliser la tendance moins honorable : antirooseveltiens
paranoïaques, prohibitionnistes, partisans de la théorie de la terre plate la tendance antipapiste et xénophobe. Leur président était l’affable
Eisenhower, véritable héros américain du D-Day, qui rendit le vote
républicain envisageable par des gens sains d¹esprit. Il mena la guerre de
Corée dans l¹impasse, échoua à secourir les colonialistes français au
Viêt-nam et nous donna une période de paix et de prospérité au cours de
laquelle (si étonnant que cela puisse paraître) les arts, les lettres et
l¹enseignement supérieur connurent une floraison remarquable en Amérique. Un
esprit de raison et de civilité imprégnait le pays entier. Les Républicains
des années 50 étaient des géants comparés à ceux d¹aujourd¹hui. Et Richard
Nixon fut le dernier président républicain à estimer avoir un devoir moral
chrétien envers les pauvres.

Pendant les années qui ont séparé Nixon de Newt Gingrich, ce parti s’est
déplacé vers le Sud, suivant la piste tortueuse de la rhétorique ; et, avec
un sourire méprisant et carnassier envers le service public, il est devenu
le Fléau de la gauche, la Grande Croisade contre les années 60, l’Etoile de
mort contre l’Etat, une bande de pirates qui a fasciné les médias et les a
détournés à son profit par la seule force de son culot. Exemple : les effets
de drapeau et de larme à l’oeil de Ronald Reagan, lequel, pendant la Seconde
Guerre mondiale, alors que George McGovern pilotait des bombardiers, se
planquait sous le prétexte de tourner des films d¹instruction militaire à
Long Beach. Les modérés à la Nixon ont disparu comme le pigeon migrateur
d’Amérique, chassés par une légion d’hommes blancs enragés qui se sont
hissés au pouvoir à l¹aide d¹une authentique politique de voyous. « La
cohabitation », dit Grover Norquist, le Sid Vicious du GOP (Comité national
républicain), « n’est qu¹une forme de date rape. Je ne cherche pas à abolir
l¹Etat, mais seulement à le réduire à une taille où je peux le traîner dans
la salle de bains et le noyer dans la baignoire. » Ce type a un sacré
problème d’oedipe < et son papa, c¹est l’Etat.

Le parti de Lincoln et de la liberté s¹est métamorphosé en parti des
promoteurs immobiliers véreux qui construisent sur des marécages, des
bandits du patronat, des économistes animés par la foi, des tyrans
fondamentalistes brandisseurs de bible, des chrétiens de commodité, des
racistes free-lance, des jeunes réacs misanthropes, des nains hurleurs de la
radio ondes-courtes, des fraudeurs de fisc, des nihilistes en pantalon de
golf, des fachos en costume à fines rayures, des nababs d¹ateliers
clandestins, des profiteurs, des imposteurs, des demeurés agressifs, des
libertariens en Lamborghini, de ceux qui croient que les premiers pas de
Neil Armstrong sur la lune ont été filmés à Roswell, des petits coqs
dominateurs prêts à humilier la terre entière, bref de la hideuse postérité
de Newt Gingrich avec son président dessiné au Télécran, un homme terne et
rigide qui a peur de la libre circulation de l¹information comme
d¹institutions séculaires, et dont la philosophie n’est qu¹un assemblage de
morceaux de corps humains cousus n’importe comment, incapable de marcher
mais essayant tout de même. Que sont les Républicains ? La toute première
raison pour laquelle le monde entier nous croit sourds, muets et dangereux.

Les situations tristement ironiques fleurissent dans tous coins ! Les
mensonges poussent comme des amanites dans les bois ! Les pourceaux sauvages
se bousculent autour de l¹auge publique ! Le charcutage électoral atteint
des proportions inouïes ! Les pots-de-vin coulent à flots ! Des lobbyistes
corrompus siègent dans les comités pour écrire des lois destinées à alléger
les souffrances des milliardaires ! Les hypocrisies scintillent comme des
crottes de chat au clair de lune ! Ô Mark Twain, où es-tu à présent ?
Lève-toi et contemple l’Âge d’or réincarné, plus vulgaire que jamais,
brandissant l’extrême richesse comme signe infaillible de la grâce divine !

Ici, en 2004, Georges W. Bush, pour être réélu, mène sa campagne sur
l¹argument de la tragédie : le seul échec de notre défense nationale au
cours de toute notre histoire, les attaques du 11 septembre qui ont vu
dix-neuf hommes armés de cutters faire une queue de poisson à notre nation ;
un échec que la Maison Blanche a lutté de toutes ses forces pour garder
secret, alors même qu¹elle menait le pays à la banqueroute moyennant de
généreuses baisses d¹impôts pour les riches < espérant, à force
d¹endettement, nous acculer dans une impasse destinée à rendre l¹Etat
totalement impuisssant <, alors même que nous nous engagions dans une guerre
contre un petit pays, guerre entreprise pour la satisfaction personnelle du
président mais vendue au public américain par le biais d¹une obscène
désinformation ; une guerre dont la finalité est de détourner notre
attention d¹un gigantesque transfert de richesses entrepris dans ce pays
même, vers les couches supérieures ; et la poudre aux yeux fonctionne à
merveille.

La concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains du plus petit
nombre sonne le glas de la démocratie. Aucune république, dans l¹histoire de
l¹humanité, n¹a jamais survécu à cela. Les élections de 2004 décideront de
ce qui va arriver à la nôtre. Et les pronostics ne sont pas réjouissants.

Notre pays bien-aimé est embrumé par la peur de la peur, la stratégie
politique la plus efficace et la plus redoutable jamais appliquée. Un
silence de mort, des sirènes dans le lointain, un sourd branle-bas de combat
ininterrompu afin de déstabiliser le public et de faire taire l¹opposition.
En un temps où la peur est vague, il est possible de nommer juges des hommes
qui n¹ont qu¹un petit pois dans la tête, d¹écorcher vive la Constitution,
d¹éviscérer les agences de contrôle fédéral, d¹immobiliser l¹enseignement
public, de pétrifier la presse et de prodiguer aux riches de magnifiques
exemptions d¹impôts.

Toute cette année d¹élection est envahie d¹une odeur fétide. Elle ne vient
pas du comptage des voix en Floride ou de la décision de la Cour suprême.
Non, c’est au 11 septembre que nous revenons toujours. Ce n’était pas « la
fin de l¹innocence », ni un tournant de notre histoire, ni un désastre
cosmique : c¹était juste un événement, un trou de sécurité. Et aucun
patriotisme ne devrait empêcher les gens de poser des questions
embarrassantes à l¹homme qui, à ce que l¹on prétend, était alors chargé de
la Sécurité nationale à ce moment précis.

Chaque fois que je pense à ces New-Yorkais remontant Park Place au pas de
course, émergeant de la ligne 1 du métro, Broadway Local, et se rendant en
hâte à leur bureau au 90e étage, le journal du matin sous le bras, je pense
aussi à George W. Bush, l’homme qui ne lit pas ; et je me demande comment il
va exploiter ces gens : va-t-il donner un petit coup de booster à
l¹économie, peut-être aussi capturer Ben Laden, pour ensuite sprinter vers
la victoire en novembre et passer aux choses sérieuses, c¹est-à-dire
consacrer son prochain mandat à rendre le pays méconnaissable ?

Cette année, comme toujours, les Républicains vont nous décrire, nous les
Démocrates, comme des intellos aigris, des Unitariens desséchés, des hippies
loufoques voire des communards, des gens qui parlent aux poteaux
téléphoniques : le parti des fans du Grateful Dead. Ils brandiront d’énormes
drapeaux et repasseront jusqu’à la nausée les images des pompiers du World
Trade Center, de corps tirés des décombres, et ils mentiront sur leur
politique économique avec un enthousiasme ahurissant.

Il est urgent, cette année, de défendre l¹Union. Ce gouverment dirigé par
Enron et Halliburton au profit des baptistes du Sud n¹est plus celui dont
parlait Lincoln. Ce gang de Pithecantropi Republicani nous a baratinés à
mort sur la guerre au terrorisme, sur les réductions d¹impôts pour les
riches, sur la prière à l¹école et les drapeaux brûlés ; il a la prétention
de savoir quels livres nous devons lire et de jeter ses déchets toxiques
dans les fleuves en amont des villes, de raser les forêts, de faire la peau
aux retraites, de modifier la constitution à l¹aune de leur intolérance et
de promouvoir la mainmise des grandes entreprises privées sur les radios et
les télévisions publiques ; et que quiconque n¹est pas d¹accord aille se
faire foutre.

Ce pays est un grand pays, et cette dimension ne lui a pas été donnée par
des enragés. Il est de notre devoir sacré de le léguer à nos petits-enfants
en meilleur état que nous l¹avons trouvé. Un long travail nous attend, et
nous ne sommes pas en train de rajeunir.

Dante écrivait que le coin le plus chaud de l¹enfer est réservé à ceux qui
restent neutres en temps de crise. J’ai donc fait entendre ma voix ; merci à
toi, cher lecteur. Ce monde est beau, qu’il pleuve ou qu¹il fasse beau, et
la vie ne se résume pas à la victoire.

Vous trouverez le texte original ici

Garrison Keillor, 26 août 2004.
Traduit de l’américain par Sophie.

Ce texte est extrait et adapté de son dernier ouvrage, Homegrown Democrat (©
2004, Viking Books).

Garrison Keillor, 26 août 2004.
Traduit de l’américain par Sophie.

Ce texte est extrait et adapté de son dernier ouvrage, Homegrown Democrat (©
2004, Viking Books).