Dagerman, Navel, Robin, écrivains de l’éveil libertaire

Dagerman, Navel, Robin, écrivains de l'éveil libertaire

Les éditions Libertaires rééditent une belle collection d’articles de la revue A contretemps consacrés à Stig Dagerman, à Georges Navel et à Armand Robin, écrivains libertaires. Un ouvrage qui rend hommage à trois « semeurs d’étincelles  ».

À contretemps est une revue de critique bibliographique et d’histoire du mouvement libertaire qui paraît depuis 2001. Par an, trois ou quatre numéros sortent « au gré des lectures, des envies et des circonstances ». La précision a son importance. La démarche tourne délibérément le dos aux pressions de l’actualité éditoriale. Au fil des sommaires, bien loin donc des modes et autres lubies commerciales, les auteurs publient des recensions, des analyses, des dossiers, des interviews sur le syndicalisme révolutionnaire, la révolution espagnole, les anarchistes juifs... et sur les grandes figures liées au mouvement libertaire (Victor serge, Albert Camus, Rudolf Rocker, Errico Malatesta…) en Europe, au Etats-Unis, en Asie… Autant de sujets ignorés par les stars de la critique spectacle.

Dans une collection judicieusement intitulée... A contretemps, les éditions Libertaires ont entrepris de rééditer les articles d’une revue aussi rigoureuse que, hélas, confidentielle. Après D’une Espagne rouge et noire qui, en 2009, reprenait une série d’entretiens avec quatre acteurs majeurs de la révolution espagnole (Diego Abad de Santillan, Félix Carrasquer, Juan Garcia Oliver et José Peirats), les éditions ancrées sur l’Île d’Oléron s’arrêtent sur trois écrivains par le biais d’études biographiques et littéraires, d’entretiens, de témoignages, de correspondances et de poèmes.

Rassemblés sous le titre L’Ecriture et la vie (clin d’œil à Jorge Semprun, l’auteur de L’Ecriture ou la vie), nous retrouvons des pages dédiées à trois « semeurs d’étincelles », selon l’expression de Freddy Gomez.

« L’écrivain anarchiste (forcément pessimiste, puisqu’il est conscient du fait que sa contribution ne peut être que symbolique) peut pour l’instant s’attribuer en toute bonne conscience le rôle modeste du ver de terre dans l’humus culturel qui, sans lui, resterait stérile du fait de la sècheresse des conventions. » Stig Dagerman.

C’est Stig Dagerman (1923-1954), journaliste et écrivain suédois, qui ouvre le bal. On lui doit une œuvre incontournable écrite dans un style sobre et caustique. Lucide et donc inquiet, Dagerman a disséqué le monde de l’après-guerre, l’ordre établi, les tares humaines, les questions liées à l’éducation, les rapports de l’individu au collectif. En 1946, le journaliste s’était rendu dans une Allemagne en ruines. Cela deviendra Automne allemand. Entre mars et mai 1948, il va réaliser un reportage en France. Cela deviendra Printemps français. Diverses publications suédoises dont Arbetaren (Le Travailleur), quotidien de la Sveriges arbetares centralorganisation (SAC), vont publier ses textes. Dagerman fut un « anarchiste viscéral » comme le dit Philippe Bouquet, traducteur et fin connaisseur de l’écrivain paradoxal, que l’on retrouve dans un entretien et des essais. Après une vie passée entre ombre et « lumière », entre anarchosyndicalisme et mondanités, écrasé par l’absurdité du monde, Dagerman s’est suicidé en s’asphyxiant avec les gaz d’échappement de sa voiture.

- Les textes de Stig Dagerman sont disponibles notamment chez Gallimard (L’Enfant brûlé, Le Serpent), chez Actes Sud (Automne allemand, Notre Besoin de consolation est impossible à rassasier) ou chez Agone (La Dictature du chagrin et autres écrits amers, L’Île des condamnés, Tuer un enfant).

« Je n’avais jamais imaginé qu’un ouvrier, même le meilleur dans son métier, puisse s’exprimer aussi clairement qu’un vrai conférencier du beau monde, ni qu’un homme comme Fernand Pelloutier, la grande figure du mouvement ouvrier, ait pu réaliser de si grandes choses pendant sa brève existence. » Georges Navel.

Georges Navel (1904-1993) est né dans une famille pauvre, des paysans lorrains devenus prolétaires. Son père, patriote, républicain et anticlérical, fut manœuvre aux fonderies de Pont-à-Mousson. Sa mère s’occupait de ses nombreux enfants et travaillait aux champs. Un soir de 1918, Georges accompagna son frère à l’Union des syndicats du Rhône. Alors que la Grande Boucherie faisait des ravages, Navel entrait en fraternité ouvrière. Il se mit à fréquenter des meneurs, des bouquineurs, des révolutionnaires. Navel aimait bien l’article premier des statuts de la CGT qui prônait la disparition du salariat et du patronat. Il sympathisa naturellement, sans sectarisme, avec les anarcho-syndicalistes, les communistes libertaires, les individualistes, mais aussi avec d’autres courants qui devaient participer au « réveil général des masses ».

L’échec des grèves de 1920 le déprima profondément. Devenu ajusteur, il pointa chez Berliet, à Vénissieux, un bagne d’où il s’évada pour errer en solitaire à la recherche des autres et de lui-même. Partagé entre vie intérieure et vie pratique, il alterna courtes embauches, travaux saisonniers et la route. Paris, Lyon, l’Est. Déserteur insoumis, il marcha au gré de l’intuition. L’Aventure le mena vers Emile Malespine et Bernard Groethuysen qui vont éveiller l’écriture qui mûrissait en lui. Travailleur écrivain et écrivain travailleur, il fut tour à tour ouvrier agricole, terrassier, jardinier, coupeur de lavande, apiculteur, correcteur d’imprimerie et poète franc-tireur. Parmi les textes passionnants repris dans L’écriture et la vie, on peut relire également l’entretien que Georges Navel accorda, en 1984, à Phil Casoar. L’auteur de Parcours revient sur son engagement dans la colonne Francisco Ascaso de la CNT espagnole en août 1936, mais aussi sur certains anarchistes français (E. Armand, Gaston Leval, André Prudhommeaux, May Picqueray). Les commentaires, francs et sincères, de cet autodidacte « libertaire par nature » valent le détour !

- Les textes de Georges Navel ont été publiés chez Gallimard (Travaux, Passages, Sable et limon, Chacun son royaume…).

« Les poètes de ce siècle, on les reconnaîtra au fait qu’ils auront tout fait en toute circonstance pour être le plus mal possible avec tous les régimes successifs, avec toutes les polices, avec tous les partis… » Armand Robin.

Armand Robin (1912-1961) clôt l’ouvrage. Poète, auditeur polyglotte des radios du monde, débusqueur de fausses paroles… Robin cherchait la cogne et il l’a trouvée. La compilation publie son incontournable Lettre à la Gestapo (où, le 5 octobre 1943, il écrivait : « Vous avez assassiné, messieurs, mon frère le travailleur allemand ; je ne refuse pas, ainsi que vous le voyez, d’être assassiné à côté de lui. ») et sa non moins grinçante Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires qu’il publia dans Le Libertaire le 29 novembre 1946. S’adressant alors au Comité national des écrivains, il se portait candidat d’avance sur toutes les listes noires ! Pendant la guerre d’Algérie, il allait au devant de la police aux cris de « Je suis un Fellagha ! ». Pour finir, indécrottable provocateur, il téléphona quotidiennement au commissariat de son quartier pour traiter les flics de cons. Dans des conditions jamais éclaircies, Robin décéda à l’infirmerie du Dépôt de la Préfecture de police après une arrestation mouvementée.

Né dans une famille bretonne illettrée, le militant de la Fédération anarchiste parlait vingt-deux langues (allemand, anglais, arabe, breton, bulgare, chinois, espagnol, finnois, kalmouk, macédonien, ouighour, russe, slovène, tchèque…). Il a traduit des auteurs aussi divers que Blok, Essenine, Hölderlin, Li Po, Maïakovski, Pasternak, Shakespeare, Wang Wei… Robin était par ailleurs à l’affût de la propagande radiodiffusée. Il décortiquait la fausse parole dans un bulletin d’écoute dactylographié distribué par abonnement. On ne fermera pas le livre sans lire Le sort attristant de François Mitterrand, un texte qui épingle l’ex-ministre de l’Intérieur. C’était en novembre 1954.

- Les textes d’Armand Robin ont été édités chez Gallimard (Le temps qu’il fait, Ma Vie sans moi/Le Monde d’une voix), chez Ubacs (Ecrits oubliés I et II), chez Le Temps qu’il fait (Les Poèmes indésirables, La Fausse parole, Quatre poètes russes).

On le voit, la sélection publiée dans cette livraison des éditions Libertaires ne manque pas de piquant. Contemporains, les trois anarchistes ne se sont jamais rencontrés de leur vivant. Disparus, ils cohabitent dans un même volume et nous conduisent sur des chemins libertaires qui tordent le cou aux règles géométriques. Des lignes parallèles peuvent en effet parfaitement se rencontrer au carrefour de mondes fraternels. La preuve.

A Contretemps, L’Ecriture et la vie – Trois écrivains de l’éveil libertaire (Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin), éditions Libertaires, 338 pages. 15 euros.

Le site des éditions Libertaires.

Le site de la revue A contretemps.

Un site consacré à Armand Robin.

Lire sur Le Mague : A Contretemps, une collection à contre-courant.