Des forains aux nomades du nucléaire, itinéraires des travailleurs ambulants

Des forains aux nomades du nucléaire, itinéraires des travailleurs ambulants

Dans son essai Enclaves nomades paru aux éditions du Croquant, Arnaud Le Marchand aborde les questions liées à l’habitat et au travail mobiles. Entre « liberté » et précarité, exclusion et innovations sociales, voici une balade pas ordinaire dans les méandres de l’histoire passée et contemporaine des salariés nomades. Un domaine en pleine mutation.

Dans cet ouvrage, il n’est pas question des survivants des peuples nomades exotiques que l’on croise parfois dans les revues en papier glacé destinées aux explorateurs en pantoufles. Arnaud Le Marchand, maître de conférences en sciences économiques à l’université du Havre, étudie l’économie du travail et l’économie urbaine dans la mondialisation. Il s’est ici particulièrement arrêté sur les cheminements des travailleurs ambulants (forains, marchands…), mais aussi des marins ou encore des salariés du bâtiment et de l’industrie.

« L’origine de cet ouvrage réside dans une interrogation sur les liens entre les mutations du travail et des villes contemporaines », explique l’auteur dans sa préface. Impliqué dans une démarche militante, Arnaud Le Marchand a parallèlement constaté que la plupart des travailleurs précaires qu’il rencontre, ballottés entre plusieurs agglomérations et secteurs d’activités, deviennent en quelque sorte des nomades. Ils rejoignent ce que Karl Marx nommait « l’infanterie légère du Capital » en parlant des travailleurs ambulants employés dans la construction des chemins de fer et dans le bâtiment. Aujourd’hui, en observant les campements occupés par les sous-traitants de Réseau Ferré de France, on constate que l’infanterie légère est toujours en poste le long des voies. On la retrouve aussi bien sûr dans le bâtiment ou même affectée à la maintenance des centrales nucléaires. Sans oublier les chauffeurs routiers, les mariniers… ou les Gipsys scholars, ces universitaires non-titulaires qui errent d’une fac à une autre. Ces nomades aux identités, histoires et fonctionnements multiples peuplent des campings municipaux, des hôtels bon marché, des « base-vie » anti-vie (où les compagnes sont interdites), des camions stationnés sur des aires d’autoroute ou des fourgons garés aussi discrètement que possible sur les parkings de nos villes… Au Japon, des cyber-cafés ouverts 24 heures sur 24 abritent les nuits des déracinés. Une nouvelle génération de « sans bureau fixe » a également développé un réseau riche de quelques centaines de lieux plus conviviaux à travers le monde. En France, ces espaces de coworking, parfois affinitaires et/ou autogérés, s’appellent La Ruche, La Cantine ou… Mutinerie.

Arnaud Le Marchand pointe quelques paradoxes de la fameuse flexibilité du travail louée par les apôtres du libéralisme sauvage (l’année 2006 avait été déclarée « Année de la mobilité du travail » par l’Union européenne). Notamment au travers de la stigmatisation dont peuvent souffrir les prolos nomades. « Ces discriminations sont institutionnalisées via des textes et des dispositifs anciens, pour certains datant du XIXème siècle. Travail mobile et habitat mobile ont fait l’objet de nombreuses dispositions visant à les réduire et à les réprimer de la fin du XIXème siècle aux années trente. La renaissance actuelle se heurte à la réactualisation de ces mesures répressives et à diverses oppositions culturelles ou politiques », souligne l’auteur. Dans l’inconscient collectif, le mot « nomade » devient vite synonyme d’étranger, pour ne pas dire de danger. Le travailleur nomade est pourtant loin d’être un asocial « hors-jeu » puisqu’il participe pleinement au bon fonctionnement des réseaux qui relient entre eux de nombreux secteurs économiques sédentaires ou non.

De vieux textes que l’on croyait morts et enterrés refont parfois surface dans l’actualité, particulièrement à la rubrique Faits divers. En octobre 2010, en pleine gesticulation politicienne autour des Roms et des « gens du voyage », la presse révéla l’existence d’un fichier illégal intitulé Minorités ethniques non sédentarisées. Sosie parfait d’un fichier de 1912… a priori abrogé en 1969. L’objectif affiché par la loi de 1912 était le « contrôle des nomades » : les commerçants ambulants disposant d’une adresse, les forains sans domicile fixe et les nomades sans patente. Ces derniers devaient être munis d’un carnet anthropométrique, avec photos - de face et de profil - réalisées dans les prisons… Le travailleur errant effraie les bonnes âmes sédentaires, bourgeoises ou non. Suspect d’emblée, l’itinérant vit une triple relégation : spatiale, sociale et politique. Le droit de vote et certaines aides lui passent sous le nez. Une injustice criante qui oublie le rôle important joué parfois par les ambulants. Les forains ont par exemple grandement contribué au développement d’une invention extraordinaire, le cinéma. L’auteur consacre de belles pages à ceux qui ont fait connaître, malgré une vive adversité, Méliès, Charley Bowers, les premiers westerns, les aventures tziganes et autres mélodrames muets dans les foires et les villages.

Cette passionnante étude sociologique, économique et historique fait un assez large tour d’horizon des animosités anti-nomades en France et au-delà. Arnaud Le Marchand rappelle ainsi l’attitude d’un sénateur de Hawaï qui, en 1971, déniait tout droit social aux surfeurs s’ils ne se sédentarisaient pas pendant au moins un an. Bien que travailleurs intermittents, les surfeurs représentaient à ses yeux le parasitisme absolu. En France, vers 1900, les marchands ambulants étaient assimilés aux anarchistes évidemment suspectés de tous les maux. « On crée dans les fichiers de police la catégorie Anarchistes nomades », explique Arnaud Le Marchand. Le fait que certains anarchistes « en-dehors », comme l’ex-bagnard Alexandre Jacob (1879-1954) devenu vendeur de lingerie, confection et bonneterie en tout genre, soient effectivement présents dans les foires et les marchés donna évidemment un peu de grain à moudre à la maréchaussée !

Arnaud Le Marchand donne un coup de zoom particulier sur Le Havre, ville d’escales et de migrations. Dans l’histoire récente, il commente la création, en 2010, d’une mini cité universitaire dans des conteneurs initialement dédiés au commerce maritime. Evidemment, l’initiative de la municipalité UMP a provoqué des débats. Où va une société qui installe ses étudiants dans des conteneurs symboles de la mondialisation ? Qu’augure cette mise en boîte d’étudiants-marchandises dans une forme habitat mobile utilisée dans d’autres pays pour loger des travailleurs précaires ou comme cellules pour demandeurs d’asile ?

En conclusion, l’auteur propose une réflexion globale sur les habitats alternatifs mobiles, fixes et/ou temporaires à travers des expériences ou des revendications d’inspirations libertaires et/ou autogestionnaires menées par/avec des étudiants, des féministes âgées, des SDF, des mal-logés, des travailleurs pauvres, des demandeurs d’asile, des résidents furtifs de logements éphémères, des teufeurs des tribus technos, des décroissants, des anti-salariat… (Jeudi Noir, Babayagas, Don Quichotte, DAL, No Vox, Halem, indignés d’Espagne et d’ailleurs…).

A l’époque de l’Union syndicale des locataires créée par l’ouvrier tapissier Georges Cochon (1859-1959), précurseur des squats d’hôtels particuliers, créateur de maisons temporaires qu’il installait dans des endroits insolites (Tuileries, Parlement, préfecture…) et inventeur des déménagements « à la cloche de bois », les anarchistes luttaient de manière originale contre les « proprios vautours ». Aujourd’hui, des modes d’habitats alternatifs redeviennent des modes de résistances et de propositions qui se nourrissent de toutes les opportunités détournées ou non (les fameux conteneurs maritimes seraient alors aussi politiquement légitimes que des yourtes parfois fabriquées avec du coton OGM chinois…). La bataille qui a déjà commencé s’annonce rude. Les tentes, cabanes, caravanes, yourtes… sont plutôt mal vues quand elles sortent de l’habitat strictement touristique et de loisir.

Selon Arnaud Le Marchand, « l’habitat non-ordinaire n’est pas une scorie, mais au contraire une production actuelle qui recherche sa légitimité entre spatialisation de la question sociale et discours radicaux. » La synthèse entre tous les acteurs ne sera pas simple à réaliser. Comme dans toute « famille » qui se respecte, les chamailles fratricides sont fréquentes… Sans oublier les braves gens qui n’aiment pas qu’on suive une autre route qu’eux. Ceux-là, au nom de la « sécurité intérieure », ont l’habitude de dégainer des lois liberticides plus vite que leur ombre. Mais d’accord, une nouvelle fois, soyons réalistes. Demandons l’impossible !

Arnaud Le Marchand, Enclaves nomades – Habitat et travail mobiles, collection Terra, éditions du Croquant, 230 pages. 18,50€.