L’Homme d’à côté

L'Homme d'à côté

Drôle et grinçant, L’Homme d’à côté se profile comme un bien curieux film, cabriolant entre Fenêtre sur cour et un zeste guilleret de Mocky, le tout à la sauce argentine, pimenté poulet design !

« J’ai besoin de lumière… » C’est par un de ces dialogues à la Ionesco hautement farfelus et métaphysiques que nous pénétrons d’emblée dans l’univers obscur et désopilant de El Hombre de al Lado ( L’Homme d’à côté ), le quatrième film - tourné durant l’été 2009 - des réalisateurs argentins Mariano Cohn et Gaston Duprat. Cette histoire compliquée commence en toute banalité : un matin, Leonardo Kachanovsky, célèbre designer, est réveillé par le bruit d’une perceuse. Son voisin, Victor Chubello, occupant le mur mitoyen de la cour, lui annonce son intention de percer une fenêtre. C’est le début d’un stress sournois pour ce pauvre Leonardo et l’instauration d’un conflit qui va prendre une forme à la fois privée et sociale : « Nous voulions raconter un conflit où ni la justice ni la police ne peuvent intervenir. Ici tout doit se régler à l’amiable, d’homme à homme » (Mariano Cohn et Gaston Duprat).

Plongé dans une situation des plus absurdes, notre designer va progressivement utiliser tous les moyens stratégiques et psychologiques afin de faire disparaître cette maudite fenêtre, qui revêt une valeur obsessionnelle à la Kafka. L’entreprise va s’avérer d’autant plus difficile que Victor nage constamment entre douce mythomanie et caractère soupe-au-lait : à la fois sympa et harceleur, serviable et intrusif, jovial et menaçant, doux et complètement givré… Avec un réalisme aussi détaché que corrosif, Cohn et Duprat filment ces deux duellistes, clowns de l’inutile. Chacun cherche inlassablement la faille chez l’autre : Victor opère de façon plutôt artisanale ; Leonardo, plutôt sur le mode management cool. Pour le designer, Victor n’est qu’un beauf un peu dérangé ; pour Victor, Leonard, un artiste excentrique quelque peu coincé.

Avec un rythme subtilement baroque, ce petit film argentin hypercréatif (!), fait avec peu de moyens, foisonne de surprises : personnages secondaires cocasses (le père simplet de Victor, Lola, la fille chieuse de Leonard, Ana, la femme terne), situations insolites (l’interview ratée de Leonard, les entretiens philosophiques dans le van de Victor), astuces visuelles (le jeu des doigts sur le rebord de la fenêtre). Tout dans cet Homme d’à côté nous ramène à l’environnement social et culturel de Leonard : ses amis bobos, son environnement high-tech ultrasophistiqué, sa passion tranquille pour le confort, son goût pour les jeunes étudiantes, et même ses rapports conflictuels avec sa femme et sa fille – sur le mode mou et cocooning des classes aisées des années post 2000 !

Lieu intermédiaire entre Victor et Leonard, la maison Curutchet apparaît comme le troisième personnage du film. (C’est la seule réalisation de Le Corbusier en Amérique latine.) L’ombre, ou plutôt la lumière, du célèbre architecte est omniprésente. Elle fournit même au film un sous-titre révélateur : « Le voisin que Le Corbusier n’avait pas prévu ». Cette remarquable œuvre architecturale légitime aux yeux de tous l’éclatante réussite matérielle de Leonard et son intronisation comme pape designer dans l’univers culturel. Mariano Cohn et Gaston Duprat renchérissent : « La plasticité, la lumière et la qualité spatiale de cette maison sont infernales ! »

Victor peut apparaître sur le plan symbolique, comme l’intrus, l’éternel rôdeur, un homme d’à côté, fasciné par cette petite lumière, surgissant d’un terrier, tentant de s’en approprier un petit bout. Le fonctionnalisme et la puissance géométrique de la maison Curutchet ne renvoie-t-elle pas constamment le designer au pape du modernisme cosmopolite ? Comme un écho à ces langueurs de luxe, de confort et de volupté, le fauteuil de Leonardo (le « Placento ») se révèle peut-être comme la métaphore la plus risible du style de vie du designer – dans une savoureuse scène, Victor, hilare, s’y love tel dans un manège.
Avec L’Homme d’à côté, Mariano Cohn et Gaston Duprat, experts en humour grinçant et fable sociale, nous plongent avec délice dans l’espace intime et culturel des bobos.

L’Homme d’à côté
Le voisin que Le Corbusier n’avait pas prévu

Un film de Mariano Cohn & Gaston Duprat

Avec Rafael Spregelburd/Daniel Araoz/Inès Budassi/Lorenza Acuna/Eugenio Scopel

Argentine/Couleurs/VOSTF
Distribution : Bodega Films

Durée : 110 minutes

Au cinéma le 4 mai