Jean Orizet, monument de la Culture poétique !

Jean Orizet, monument de la Culture poétique !

Jean Orizet est né à Marseille. Il a publié, depuis 1962, plus de vingt livres : poèmes, récits, anthologies. Il est le co-fondateur, en 1969, de la revue "Poésie 1" qui a fait découvrir depuis cette époque la poésie à des millions de lecteurs.

Jean Orizet est l’un des plus grands artisans, dans le sens noble du terme, de la littérature française. Il l’avouera difficilement lui-même mais il œuvre avec ocnviction et talent depuis des décennies pour ce grand monument collectif virtuel à qui l’on ne rend pas assez hommage.

Rencontre avec un homme généreux et passionné largement à la hauteur de sa réputation.

1. En me retrouvant dans une soirée littéraire de haute tenue, j’ai eu la chance de vous croiser, cher Jean Orizet, et j’ai été presque étonné de trouver un être de chair et de bonhomie. En effet à force de vous fréquenter dans les livres depuis des années, je me demandais si vous existiez vraiment. Avez-vous conscience que pour beaucoup de gens, observateurs du monde des lettres, vous êtes une sorte de "monument" de référence ?

Comme vous y allez ! « Monument » est évidemment très exagéré. En revanche, j’ai pris conscience, depuis quelques temps, après certaines rencontres avec des gens comme vous, que mon nom est plus connu que je le croyais moi-même, et que mon action en faveur de la poésie depuis la création de la revue Poésie 1 en 1969, c’est-à-dire depuis plus de trente ans - avec mon travail d’anthologiste, de critique, d’éditeur et de poète - a compté aux yeux d’au moins une génération. Des écrivains, aujourd’hui connus, m’ont dit avoir lu avec intérêt certains de mes poèmes dans leur jeunesse.

2. Est-ce que lorsqu’on est né à Marseille, on demeure Marseillais jusqu’à la fin de sa vie même si l’on est un "voyageur absent", "un homme continuel" ?

Oui, j’ai retrouvé le chemin affectif de ma ville natale, notamment par l’amitié qui s’est développée avec des écrivains et des poètes marseillais autour de la revue Sud qui est devenue Autre Sud : hier, Jean Malrieu, aujourd’hui Yves Broussard, Jacques Lovichi et Jean-Max Tixier. Cela dit, je me suis toujours senti plus méditerranéen que bourguignon, mon autre appartenance, qui m’est chère aussi.

3. Depuis quelques années, vous créditez aimablement de votre nom de nombreuses préfaces d’auteurs et de jeunes plumes, c’est une manière pour vous d’être un passeur, d’aider à votre tour de nouvelles voix comme on a pu vous épauler vous ?

Oui, le prosélytisme qui a toujours été le mien passe aussi par l’aide à de jeunes auteurs : préface, publication de poèmes dans les revues, obtention de prix de poésie. Je reprends à mon compte ce que certains aînés ont pu faire pour moi dans le passé : des gens comme Alain Bosquet, Jean Rousselot, Robert Sabatier, Pierre Emmanuel, Guillevic, Jean-Claude Renard, Charles le Quintrec.

4. En quoi le poète est-il, comme vous le dites si justement, un aventurier moderne ?

Parce qu’il prend le risque de vivre une vie qui peut être difficile, aléatoire, décevante, solitaire. Et puis, l’exercice de la poésie peut s’assimiler à une découverte de territoires inconnus. Le poète est un explorateur d’indicible.

5. Robert Sabatier dit de fort jolies choses à votre endroit à propos de votre dernier roman "L’homme fragile", que pourriez-vous me dire de lui plus long et fort qu’un feu d’allumette suédoise ?

Robert Sabatier - déjà cité - est un autre de ces « passeurs » de poésie, d’abord par l’amour qu’il porte à cet art, ensuite par son travail d’historien et de critique. Sa monumentale Histoire de la poésie est l’œuvre d’une vie passionnée en poésie. Elle servira longtemps de référence pour tous ceux qui veulent vraiment connaître la poésie et les poètes. Et puis, c’est un travail de poète, et non pas d’universitaire, puisque, comme vous le savez, Robert est quasiment autodidacte.

6. La pire chose que l’on pourrait vous faire ce serait de vous enfermer dans un loft sans papier ni crayon en vous nourrissant de la nourriture du Mac Donald’s ?

Oui, c’est la réponse que j’ai faite à une des questions dites du « Questionnaire de Proust » : quelle est la pire chose que l’on puisse vous faire ? Cela relève de la boutade, et j’aurais pu aussi bien répondre à la même question : être obligé de fréquenter chaque jour des gens qui ne comprennent rien à la poésie.

7. Est-ce que Rimbaud est toujours une sorte de modèle idéal pour vous ?

Un modèle idéal, non, mais sûrement une trajectoire exceptionnelle sur laquelle tous les poètes continuent de s’interroger comme je le fais moi-même, et notamment avec cette question : quelle aurait été l’œuvre de Rimbaud s’il avait vécu, mettons jusqu’à 60 ans, à supposer qu’il ait continué d’écrire, ce que je ne me risquerais pas à affirmer.

8. Lorsque, comme vous, on a laissé une trace immense, une œuvre poétique et littéraire, est-ce que l’idée de la mort nette et brutale est plus acceptable ?

Là encore, quand vous parlez de « trace immense », vous exagérez, comme pour le « monument ». Disons que, dans les bons jours, quand je me dis qu’il restera peut-être une dizaine de poèmes de moi, je pense que ma vie aura mérité d’être vécue. D’une certaine manière, cela m’aidera à mourir. J’ai écrit, il y a longtemps : « surtout, avoir une mort nette. » Il m’arrive, aujourd’hui, de relire Montaigne dont j’aime particulièrement cette phrase : « Et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et plus encore, de mon jardin imparfait. »

9. Entre prose et vers rimés vous n’avez jamais véritablement choisi, d’ailleurs n’est-ce pas une idiotie de mettre les deux en rivalité ?

Comme beaucoup de poètes, j’ai commencé par écrire de la poésie cadencée et rimée. C’est une manière de faire ses gammes. La querelle entre poésie rimée et poésie libre est d’ailleurs une fausse querelle. Depuis toujours, les deux formes ont cohabité. Pour ma part, j’ai commencé d’écrire en alexandrins, en décasyllabes ou en octosyllabes… et j’ai continué, sans m’interdire le poème en prose ou la prose poétique. Toutes ces formes permettent le meilleur et le pire. Il est plus facile d’écrire un honnête poème en alexandrins rimés qu’un excellent poème en prose, lequel demande une rigueur qu’on ne soupçonne pas. Pour moi, le problème du choix entre prose et vers rimés ne s’est jamais posé, l’occasion faisant le larron. Dans tous les cas, il faut travailler.

10. Parlez-moi de Jean Tardieu, que vous avez bien connu, qui est le poète plein de fantaisie et d’invention qui m’a le mieux fait connaître et aimer la poésie. L’homme était-il aussi admirable que ces productions ?

Oui, l’homme Tardieu était aussi attachant, drôle, lucide, généreux et aussi désespéré que le poète Tardieu, sans oublier le dramaturge. Il avait une capacité d’écoute et d’attention qui n’est point si fréquente dans la gent poétique. Il savait rire de lui-même comme des autres, mais sa terrible lucidité le conduisait à écrire des poèmes comme « la môme néant ». En plus, son statut d’homme de radio lui conférait des qualités particulières de communicateur. Un grand monsieur, assurément, pour qui j’ai eu beaucoup de sympathie.

11. Vous êtes un poète qui ne joue pas avec les mots, votre travail autour de la langue est tout autre. La langue semble vous fasciner ?

Difficile de dire si on joue avec les mots ou si les mots se jouent de vous. J’ai parfois, sur ce thème, de fascinantes conversations avec mon ami Raymond Devos. Je possède, sans fausse modestie, une grande capacité au jeu de mots, au calembour, à la pirouette verbale, en partie parce que j’ai une oreille musicale et, je crois, une imagination en mouvement. Mais quand j’écris un poème, il s’agit d’autre chose. Il s’agit, pour reprendre la formule de Mallarmé, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », c’est-à-dire de conférer aux mots que l’on choisira, la plus grande « charge » sémantique, émotionnelle et poétique. Il n’est plus question, alors, de « jouer » avec ou sur les mots, mais de les rendre signifiants, par opposition aux types de discours - tous domaines confondus, y compris la prose romanesque - où les mots sont in-signifiants. C’est à ce stade que se situe la différence entre poésie et prose. Oui, c’est bien alors de travail sur la langue qu’il s’agit, comme un sculpteur travaille son bloc de marbre.

12. Quel est votre rapport au dictionnaire, même après des années d’apprentissage il est toujours un compagnon fidèle ?

Je ne puis vivre sans dictionnaires : français, latin, grec, anglais, espagnol. J’ai passé mon enfance à lire des dictionnaires de toutes sortes. Au moment où j’écris ces lignes, j’ai sur ma table un Dictionnaire de rhétorique de mon ami Michel Pougeoise, et derrière moi, mon Gaffiot, mon Bailly, et un dictionnaire français édité chez Didier en 1843, à côté du Larousse du XXe siècle en 6 volumes dans une édition de 1930. Ailleurs, dans une autre bibliothèque, j’ai le Robert et le Littré en 7 volumes. Sur une île déserte, j’emporterais, pour tout viatique, un dictionnaire.

13. Qu’aimeriez-vous laisser dans l’imaginaire collectif si tant est qu’on puisse avoir ce désir un peu fat ?

Oui, vous avez raison de dire que c’est un désir un peu fat. Mais si je devais laisser quelque chose, ce serait cette image de l’entretemps qui est, selon certains, ma marque de fabrique, et ma façon à moi de nier la disparition et la mort. L’entretemps, comme une philosophie de la survie à un niveau supérieur. L’entretemps comme l’image d’un temps qui jaillit au lieu de s’écouler, l’entretemps comme une fontaine de jouvence capable de faire pièce à la mort.

14. J’ai lu quelque part que vous trouviez que New York était une ville extraordinaire, à la fois horrible, attirante, magique, changeante, qui vous inspirait un sentiment de curiosité et d’étonnement mélangés. Comment avez-vous vécu le drame du 11 septembre avec le vécu que vous avez avec cette ville ?

Quelques jours après le drame du 11 septembre, à New York, j’ai écrit un poème en prose intitulé « Point zéro » (Ground zéro) à partir de la statue en pierre d’un businessman assis sur un banc de pierre, et qui se trouve dans un petit parc de Lower Broadway. Entre le moment où je suis entré pour la première fois à Manhattan, en juillet 1953, et le 11 septembre 2001, 48 ans se sont écoulés. J’ai vu, à chacun de mes voyages à New York, disparaître d’anciens gratte-ciels pour laisser la place à d’autres, plus beaux et plus hauts. À aucune autre cité au monde ne s’applique mieux la fameuse phrase de Baudelaire dans Le Spleen de Paris, « Le cœur d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains. » (Je ne garantis pas l’exactitude mot pour mot, de la citation que je reproduis de mémoire).
Je comprends ce que peut être encore, un an après, le traumatisme des new-yorkais devant l’horreur des événements du 11 septembre qui ont défiguré leur ville et tué 3000 de ses habitants dans des conditions épouvantables que j’ai tenté d’évoquer dans mon poème. Je n’ai pas encore revu Manhattan depuis le 11 septembre 2001.

15. J’ai beaucoup aimé "L’Homme fragile", chaque rencontre avec vous par le livre est teinté de respect, de générosité et de mille et une senteurs tendres. Une curiosité et un clin d’œil amusé, le narrateur, lors d’un de ses périples va à la recherche du cercle des poètes disparus. Vous aimez le mélange des genres à ce que je lis et puis la poésie est partout ?

Cette histoire du « Cercle des poètes disparus » se déroule, je vous le rappelle, dans l’école américaine où je me suis retrouvé, comme étudiant étranger, en 1953, grâce à une bourse d’études d’une association américaine d’anciens combattants de la Première Guerre mondiale, L’American Field Service. Quand j’ai vu ce film, j’ai reconnu « mon école » et c’est comme si mon passé m’avait sauté à la figure. C’est là ce que Roger Caillois appelait « Les Cohérences aventureuses ». Le plus cocasse de l’histoire est que dans la fameuse école, Saint Andrew’s School, rebaptisée « Welton Academy » dans le film, il n’y avait, à part moi, aucun poète, à ma connaissance du moins, et que la poésie n’intéressait pas les élèves.

16. Entre un père initiateur du "beaujolais nouveau" et une mère professeur de mathématiques, vous avez eu une enfance marseillaise pour le moins originale ? On pourrait dire que vous vous êtes construit en opposition ou que l’écriture est une mathématique libertaire épicurienne ?

Je vous laisse la responsabilité de vos interprétations. Cela dit, je ne me suis pas « construit en opposition », mais plutôt en marge, dans une relative indifférence de mon milieu familial ; mais une indifférence qui acceptait ma différence. Je n’étais pas un enfant renfermé mais plutôt solitaire, qui feuilletait dans le grenier, des dictionnaires, et lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Ma mère a vainement tenté de m’inculquer les mathématiques, tout en sachant pertinemment que la poésie et la littérature étaient mon domaine de prédilection. Je ne saurais dire si l’écriture est, pour reprendre vos termes, une « mathématique libertaire épicurienne » ; elle est sûrement une discipline exigeante et ludique.

17. Que pensez-vous des mégalos et des narcissiques ?

Les mégalos et les narcissiques sont souvent dépourvus de talent, leur mégalomanie et leur narcissisme en tenant lieu. Si d’aventure, le talent est au rendez-vous, alors cela les rend proprement infréquentables, à mes yeux en tout cas, à moins qu’ils ne s’appellent Picasso, Dali ou Aragon : on pardonne (presque) tout aux génies.

18. Comme se fait-il que les écrivains admirent autant les peintres… que retenez-vous de rencontres avec des grands noms de l’art pictural, une autre nourriture de l’œil ?

Je crois que les poètes et les écrivains sont attirés par les peintres parce qu’ils trouvent chez eux des moyens d’expression hors de leur portée. Le langage de la peinture, figurative ou non, formelle ou informelle, ouvre chez l’écrivain des perspectives illimitées. Il en est un peu de même pour la musique.
Oui, on peut parler d’une « nourriture de l’œil » - et donc de l’imaginaire - que les poètes reçoivent des peintres. Les peintres que j’ai connu, Masson, Miró, Léon Zack, Dubuffet, Schneider, Doucet, Corneille, Bitran, Ubac, Brandy, Rustin, Zao-Wou-Ki, Debré, Bazaine, Ljuba, Kijno, César, Arman, Janula, Bacon, Velickovic, Papart, Brunet, pour ne citer que ceux-là, ont énormément enrichi ma sensibilité, ma perception de l’espace-temps. Je les admire aussi pour le côté « physique » de leur travail, cette nécessité qui est la leur, de se colleter avec la matière.

19. L’urbain sensible à la nature que vous êtes est-il aussi un militant écologiste ?

Je suis devenu un « urbain » comme vous dites (je préfère « homme des villes »), plus par hasard que par choix. J’ai passé une partie de ma vie à la campagne ou aux abords de villes plus ou moins importantes, mais toujours en prise avec la nature. Ma poésie des années 60-70 fait beaucoup référence à la terre, aux arbres, aux éléments naturels. Ce respect pour la nature, qui passe par sa connaissance, m’a sans doute conduit a écrire ces poèmes que l’on a dit « écologistes » avant l’heure, notamment dans Niveaux de survie. Pour autant, je ne me suis jamais senti une âme de « militant », tout au plus de « veilleur ». Un très bref et déjà ancien poème peut résumer ma pensée vis à vis de la nature : « Je ne suis que l’apprenti d’un paysage qui sait tout. » Cela étant, je suis atterré par la façon dont l’homme dégrade son environnement et « cultive », si j’ose dire, son mauvais goût.

20. Par quoi avez-vous envie de terminer cette e-terview ?

Un ou une interview, ou e-terview n’est, en réalité, jamais terminé(e). Tout comme Valéry disait d’un poème : « Il n’est jamais terminé, il n’est qu’abandonné ». A priori, cela m’ennuie de répondre à des questions, aussi pertinentes soient-elles, et puis, peu à peu, on y prend goût, parce que cela vous force à réfléchir sur vous-même, à formuler certaines pensées demeurées vagues. Donc, je ne souhaite pas terminer cette e-terview. Je la considère en suspens.