Visconti ou le rêve éveillé poétique en noir et blanc

Visconti ou le rêve éveillé poétique en noir et blanc

En 1957 Visconti réalise « Nuits blanches » qui se joue des contrastes entre théâtralité, réalisme et onirisme. Fi du néoréalisme descendant et avanti le rêve de trois nuits d’hiver sous le prisme de la vie d’un homme qui s’éprend de la belle Maria Schell, présence troublante, ombre, neige et brouillard. Du jour au lendemain, quelque soit votre sexe, après avoir vu ce film vous n’envisagerez plus jamais de la même façon le visage d’une femme à la cime d’un pont.

« Sur l’écran blanc de mes nuits blanches », je ne sais pas si comme Nougaro vous vous faites votre cinéma en noir et blanc !
Quand Dostoïevski met son grain pour être adapté au cinoche, quand en plus c’est une nouvelle : Nuits blanches qui se résout en un drame en trois actes et si vous ne parvenez pas à dormir entre chaque période diurne, ce ne sera pas bonbon pour expliquer les tribulations d’un Mario (Marcello Mastroianni) à Libourne reconstitué dans les studios Cinecitta si cher à Monsieur Fellini. Robert Bresson et James Gray y avaient déjà laissé des plumes…

Si en plus Visconti répond absent au néoréalisme ambiant du cinéma italien des années 50 et s’emporte le bougre dans l’émotion des tenants d’un certain réalisme poétique à la Carné : Je veux faire quelque chose de totalement nouveau qui puisse aller sur un sentier autre pour les jeunes metteurs en scène. S’il tourne pour ainsi dire sans aucun rond avec en plus une comédienne, Maria Schell, française, qui apprend les rudiments de la langue de Dante en deux semaines et avec laquelle à l’écran, on a toujours l’impression qu’elle en fait toujours trop, d’autant qu’elle a une bouille fortement expressive. Même s’il s’entoure de deux mâles (Jean Marais et Marcello) qui déplacent la testostérone à la place des neurones…. Si ce film totalement hybride remporte

le Lion d’argent au 18ème festival de Venise, forcément le public l’a boudé et s’est prononcé pour le bide ! Et pourtant et en définitive, c’est un pur chef d’œuvre digne du cinéma expressionniste allemand des clairs obscurs ombre et brouillard, c’est pour vous dire si je le tiens en estime.

L’histoire toute simple tourne autour de Mario qui débarque dans cette ville et tombe un soir nez à nez avec une jolie blonde en pleurs qui rigole de ses quinquets depuis un pont. Elle s’appelle Natalia (Maria Schell) et exprime un caractère sismique, tantôt accablé et tantôt enjoué. Elle attend que son prince revienne (Jean Marais) qui a créché dans la pension tenue par une vieille femme acariâtre qui retient le rayon de soleil qui se mire dans les cheveux de Natalia en y plantant son aiguille à repriser. Ce fut le tour de ma mère. Elle s’est envolée avec un autre homme. Alors, de peur que je fasse des bêtises, ma grand-mère qui n’y voit rien, prenait parfois une épingle et accrochait mon jupon au sien. On nage en plein conte ! Jean Marais y rejoue la bête qui doit se transformer en beau prince quand la belle sera prête et patiente. Il lui laisse un délai d’un an pour gamberger sur son pont. Marcello sous son vernis de macho rital ne manque pas l’occasion de désirer la si belle. Natalia se joue des deux hommes et se rêve sa réalité. Mario, 26 piges, paumé, sans amie, sans femme exulte sa flamme de posséder Natalia pour l’épouser. Avec des hauts et des bas dans sa bringue, il parvient presque à ses fins au bout de trois nuits. Soudainement, tout est devenu si gai ! Il suffit de le vouloir ! Il suffit de le vouloir vraiment… La fille que j’aime devient ma femme, toute vêtue de blanc. Et comme par enchantement, il se met à neiger. L’aboutissement de tous ses désirs. Entre deux fuites de la belle, il se voue presque aux charmes éculés de Clara Calamai, la prostituée ombre d’elle-même comme un spectre qui hante également ce pont. Elle me rappelle la figure de la vamp dans l’Aurore de Murnau.

J’applaudis et crie ma joie à Mario Chiari et Mario Garbuglia, les décorateurs du film et à leur collègue Guiseppe Rotunno à la photographie. Ils ont su créer un brouillard extraordinaire à base de tulle qui nous distille en tête l’idée même du rêve éveillé. On ne peut s’empêcher de penser au géni de Trauner dans le gigantisme d’un quartier entièrement recréé avec ses canaux. Visconti n’avait pas l’ombre d’une vision faussée : Il faut que tout soit comme si c’était artificiel, faux. Mais, quand on a l’impression que c’est faux, ça doit devenir comme si c’était vrai. L’usage de la caméra qu’il nous propose est lié au théâtre. Son travail de cinéaste, il l’avait appris lors de sa première leçon de cinéma dans le sillage de Jean Renoir. Il y a cette séquence rayonnante où Natalia narre son épopée invraisemblable à Mario. Sans aucune coupe, dans un panoramique circulaire on passe de Mario et Natalia à Natalia et Jean Marais qui déambulent bras dessus bras dessous sur le pont, dans le prolongement du regard de Natalia. C’est prodigieux et ce phénomène stylistique se reproduit au moins à deux reprises.

C’est vrai, le caractère des deux hommes a été changé entre la nouvelle littéraire et leur présence à l’écran. Rien de grave docteur. Franchement, l’adaptation de Visconti est convaincante et c’est son interprétation personnelle qui prévaut au drame. Car c’est seulement à la scène finale que je ne vous raconterai pas que Marcello vole un baiser à la très belle ! Nino Rota à la partoche n’est pas très convaincant à part la scène du bal très rock coco !

Nuits blanches nous réveille de notre sommeil et éveille en nous une œuvre intemporelle et plurielle sertie de décors qui se jouent de la lumière. Le noir et le blanc tapissent l’écran et illuminent nos mirettes. Arrêt sur image sur un couple irréel. Visconti réinvente l’univers de son cinéma et détrône tous les champs visuels en vigueur, c’est aussi pourquoi à force de prendre tous les risques et déplaire au plus grand nombre qui se grime dans l’habituel, il culmine un cinéma allégorie de la vie et des amours indicibles et impossibles. Du très grand art !

Nuits blanches de Luchino Visconti, avec Maria Schell / Marcello Mastroianni / Jean Marais, 1957, nouveau master restauré, version originale sous-titrée, noir et blanc, 97 minutes, distribué par Carlotta Films, août 2010, 19, 99 euros

Suppléments : Costumes intemporels (23 minutes) / Onirisme et réalisme (24 minutes) / Bande annonce