Les combats de Victor Serge, journaliste révolutionnaire

Les combats de Victor Serge, journaliste révolutionnaire

Les éditions Agone ont publié une centaine de chroniques de Victor Lvovitch Kibaltchitch, alias Victor Serge (1890-1947), parues dans le quotidien syndical belge La Wallonie entre juin 1936 et mai 1940. Une formidable plongée dans les tourments de l’Histoire depuis le Front populaire jusqu’à la débâcle.

Dans sa jeunesse, Kibaltchitch, ami de Raymond Callemin (alias Raymond-la-Science), signait Le Rétif ses articles dans Le Communiste, journal bruxellois. En 1909, à Paris, le même Rétif était rédacteur de l’hebdomadaire L’Anarchie. Il défendait alors ce que la presse à sensations appelait les « bandits tragiques ». Ce qui lui valu de figurer sur le banc des accusés lors de l’affaire dite de la « bande à Bonnot) et d’être condamné à cinq ans ferme, bien qu’étranger aux faits incriminés, pour son refus de collaborer avec la police.

Expulsé de France en 1917, Victor devint typographe à Barcelone. Il écrivit aussi pour l’hebdomadaire anarchiste Tierra y Libertad où le nom de Victor Serge apparaîtra pour la première fois. En 1919, à Pétrograd, Zinoviev l’associa à la création des services de presse de l’Internationale communiste (IC). Entre 1921 et 1923, Serge sera journaliste à Berlin et à Vienne pour l’IC. En France, ses articles passaient dans le Bulletin communiste, dans La Révolution prolétarienne, dans Clarté. Un article sur les meurtres de Staline à Canton provoqua son exclusion du Parti communiste russe en 1928. Suivront huit ans de persécution, dont trois années de déportation dans l’Oural. Grâce à une campagne internationale, Victor Serge, figure de l’opposition de gauche animée par Léon Trotsky, fut libéré. Un événement. Le régime soviétique relâchait rarement les opposants…

Victor Serge arriva à Bruxelles le 17 avril 1936. Il était accompagné de sa femme (rendue folle par les persécutions staliniennes), de son fils et de sa fille âgés de seize et un an. Accueillis par l’anarchiste russe Nicolas Lazarévitch, ils prirent leur premier repas à la soupe populaire municipale. Un festin comparé à ce qu’ils avaient connu. « Libre », Serge était toujours traqué par le Guépéou. Des membres de sa belle-famille furent même pris en otage en URSS pour tenter de le museler. En vain. Les calomnies pleuvaient aussi, reprises par de nombreux journaux dont L’Humanité. Il en fallait plus pour faire taire le journaliste, poète et écrivain révolutionnaire.

Tous les journaux du Front populaire boycottèrent Victor Serge. Seul un quotidien socialiste de Liège, La Wallonie, lui offrit ses colonnes. Les sujets ne manquaient pas dans cette période troublée : le Front populaire, les monstrueux procès de Moscou, la tragédie de l’Espagne républicaine, la guerre de Chine, le pacte germano-soviétique, l’antisémitisme… Serge y intercalait des propos sur la Révolution française, la Commune de Paris, la Révolution russe, la douleur de Cronstadt en 1921 (« C’est là qu’il faut remonter pour voir la révolution russe changer de visage »), des biographies (Gorki, Lénine, Antonio Gramsci, Camillo Berneri, Rosa Luxembourg, Andres Nin, Léon Sedov…), etc.

La qualité des chroniques a fait souffrir les éditeurs au moment du choix (les articles non présents dans le livre seront mis en ligne sur le site des éditions Agone). Parmi les 93 - sur 203 - retenues, nous serions bien en peine également de mentionner plus particulièrement l’une ou l’autre. Quelques phrases sur la responsabilité des intellectuels, écrites en septembre 1939, donnent cependant une idée du climat qui régnait du temps des beaux jours du stalinisme. « Nous sommes quelques témoins, presque désespérés de solitude, à clamer ce que nous savons, ce que nous avons vu et vécu. Nous apportons à la presse occidentale une documentation irréfutable et irréfutée sur la condition de l’ouvrier, de la femme, de l’enfant en régime de dictature stalinienne. (…) Mais nul ne veut nous entendre. Les publications se ferment devant nous, les éditeurs se montrent réservés, la critique fait silence sur nos livres. (…) Comment se fait-il que tous ces hommes qui paraissent savoir penser, dont beaucoup sont, au fond, honnêtes, qui ont parfois, dans leurs œuvres, trouvé de beaux accents, comment se fait-il qu’ils ne veuillent ni voir ni entendre ni comprendre ? qu’ils persévèrent dans cette voie pestilentielle, buvant toute infamie, se faisant complices des pires fourberies et des pires atrocités ? Comment se fait-il ? (…) Maintenant les voilà, pour la plupart, éclairés. Un peu tard ! Il a fallu que le canon de Hitler se mît à sonner sur la Vistule après que l’on eut vu, en première page des journaux, M. Staline, tout souriant, mettre sa main dans celle de M. von Ribbentrop, tout souriant aussi. » Un questionnement toujours brûlant aujourd’hui.

Autre brasier, autre désert, la guerre d’Espagne où il assiste au massacre des camarades du POUM et de la CNT-FAI. Les balles sont fascistes, mais aussi et encore staliniennes. André Malraux est malmené avec son livre L’Espoir qu’il aurait été préférable, selon Victor Serge, de nommer Le Désespoir… « Ce n’est pas une République, ce n’est pas une classe laborieuse que Staline poignarde aujourd’hui dans le dos, c’est l’Europe entière et les plus aveugles, et les plus complaisants ne peuvent pas ne point le voir. »

Les chroniques publiées par La Wallonie constitue un témoignage personnel et historique considérable. Avec un grand sens humain, une connaissance et un vécu hors du commun, un talent journalistique et littéraire troublant, les écrits de Victor Serge ravivent une mémoire capitale. Son souffle, mêlant marxisme et anarchisme, se battit pour qu’arrête de couler le sang des meilleurs. Il décèdera en 1947 à Mexico après avoir fui la France en 1941 grâce au réseau mis en place à Marseille par un autre journaliste, l’antifasciste américain Varian Fry.

Victor Serge, Le Retour à l’Ouest, collection Mémoires sociales, éditions Agone, 376 pages. 23€. Préface de Richard Greeman. En illustration, la couverture du livre reproduit la carte de presse délivrée par La Wallonie à Victor Serge.

Le Retour à l’Ouest sera présenté le samedi 2 octobre 2010, à 17h, à Marseille, par Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Rendez-vous au Centre international de recherche sur l’anarchisme (CIRA), 3 rue Saint-Dominique. Entrée libre.