Michel Simon, l’art de la disgrâce

Michel Simon, l'art de la disgrâce

Voici l’interview de Gwénaëlle Le Gras auteur de "Michel Simon L’Art de la disgrâce" chez Scope Editions,

Thierry de Fages :
L’enfance de Michel Simon est peu connue. Quelle sorte d’enfant était-il ?

Gwénaëlle Le Gras :
Michel Simon était un enfant mal aimé par sa mère qui le trouvait laid. Épris de liberté, amoureux de la nature et des animaux, intéressé par l’aviation, c’est un enfant fugueur, peu intéressé par l’école bien qu’il dévore les livres. Il s’est donc très vite marginalisé, préférant l’école de la vie.

Ses débuts cinématographiques sont-ils faciles ?

Gwénaëlle Le Gras :
Au début, il n’a que de petits rôles dans le cinéma muet, bien qu’il tourne avec de grands réalisateurs, mais dès son premier film parlant, Jean de la lune, il s’imposera aussitôt, tant sa voix est atypique et déclenche le rire du public.

Michel Simon n’a jamais été une star du cinéma français, pourtant tout le monde connaît « sa gueule ». Pensez-vous que sans sa laideur, il aurait pu faire une carrière aussi prodigieuse ?

Gwénaëlle Le Gras :
Paradoxalement, il n’aurait sans doute pas trouvé sa place dans le cinéma français classique. Il n’aurait sans doute pas pu trouver le moyen de concilier son anticonformisme avec les emplois de jeunes premiers trop conventionnels pour le personnage haut en couleurs que représente l’homme Michel Simon.

Cette laideur – et votre ouvrage semble le confirmer – revêt presque une valeur initiatique, notamment par la familiarité de l’acteur avec des personnages un peu retors, vicelards ou glauques. Souffrit-il à un moment donné d’endosser ces rôles peu reluisants ?

Gwénaëlle Le Gras :
Oui en effet, Simon a joué de sa disgrâce mais en a aussi souffert, ne pouvant s’extraire de ce registre qu’il a entretenu. Il l’a surtout exprimé après-guerre et particulièrement après le tournage d’Un certain Monsieur Jo en 1957 où il tomba gravement malade. Après cela, il ne supporta plus d’avoir le mauvais rôle, de jouer les méchants et rechercha des rôles de personnages au grand cœur, pouvant être aimé pour eux-mêmes, par des enfants principalement dans la fiction, mais aussi par le public.

Il semble qu’on le cantonne, même jeune, à ne jouer pratiquement que des rôles d’homme âgé…

Gwénaëlle Le Gras :
Simon a commencé au théâtre et a réussi à s’imposer dans l’emploi des rôles de ganaches, qu’il a repris au cinéma. Ne pouvant jouer les jeunes premiers, son physique assez ingrat lui a permis d’investir le registre des hommes âgés, pour lequel il fut plébiscité par le public et de fait par la profession. Mais Simon a joué un rôle actif dans ce cantonnement, en jouant du système pour s’imposer. Cantonnement qui reste d’ailleurs relatif puisqu’il a su décliner ce registre sur une large palette grâce à la richesse de son jeu.

Le choix du titre de votre livre – Michel Simon L’art de la disgrâce - ne permet-il pas d’insister sur la valeur de rédemption de l’art du comédien par rapport aux préjugés liés à l’apparence ?

Gwénaëlle Le Gras :
En effet, Simon a su tirer le meilleur de son jeu de sa disgrâce. Sans elle, il n’aurait sans doute pas su donner tant d’épaisseur humaine à ses rôles, il n’aurait pas pu croire en ses personnages et jouer à la fois de l’empathie et de la distance quasi auto-critique. Néanmoins, plutôt qu’une rédemption, je parlerai plus volontiers d’une sublimation, dans le sens d’une provocation superbe de la part de Simon.

Autodidacte, à la fois tendre et rebelle, avec un côté « burlesque », ce Michel Simon détonne par son caractère et ses attitudes libertaires dans un cinéma français d’avant et d’après-guerre, pourtant riche en grandes gueules.
Il devait avoir pas mal d’ennemis…

Gwénaëlle Le Gras :
Simon était un asocial qui aimait avoir de « mauvaises » fréquentations et vivre en marge de la société, au milieu de ses animaux et d’une nature à qui il laissa tous les droits, dans sa villa de Noisy-le-Grand.
Il avait en effet de fortes inimitiés, qu’il déclencha pour certaines. Son talent engendra des rivalités envenimées qu’il sut alimenter (Jouvet, Fernandel ou Raimu). Mais Simon, par ses provocations incessantes et ses éclats, s’est aussi mis à dos des gens qui l’ont soutenu et à qui il doit beaucoup (Marcel Achard, Arletty). De même, il offusquait souvent ses partenaires féminines par ses avances et ses mains baladeuses… Et plus rarement, il a été déçu par des personnes qui l’ont laissé choir, comme ce fut le cas de Renoir qui déserta le tournage de La Tosca au moment de la guerre, laissant Simon en Italie. Simon ne lui pardonna pas et ce fut la fin de leur collaboration.

Vous évoquez la censure, dont fit l’objet  L’Atalante de Jean Vigo. Dans ce célèbre film, Michel Simon exhibe son corps sans complexe, et choque. Comment à cette époque est-il perçu par le public ?

Gwénaëlle Le Gras :
Si le personnage de Michel Simon est essentiellement surréaliste, et marque par sa propension à exprimer les pulsions érotiques, il est aussi une puissante figure anarchiste, qui s’exprime notamment par ses débordements corporels qui vont fortement contribuer à l’acharnement de la censure sur ce film. Plus que chez Renoir peut-être où les pulsions sexuelles de Boudu étaient moins inquiétantes, Michel Simon érige en art ses transgressions des règles bourgeoises.

Dans Boudu sauvé des eaux, autre filme culte, il joue ce personnage incroyable de clochard, qui s’insère dans un milieu bourgeois et qui – comble d’insolence – choisit un peu comme l’animal sauvage de retourner à son vagabondage. Ce film suscita à l’époque des réactions extrêmement hostiles. Pourquoi ?

Gwénaëlle Le Gras :
Boudu est un film extrêmement transgressif pour son époque.
Michel Simon joue pleinement des sensations jouissives qu’il peut faire ressentir au public, quitte à le choquer, par son jeu physique qui tranche avec les manières policées des séducteurs de l’époque (Jean Murat, Charles Boyer, Pierre Richard-Willm, André Luguet, Fernand Gravey…). Choquant par les débordements en tous genres qu’il joue, il provoque son rejet par la société bourgeoise qui prône les bonnes manières tout autant que le public de l’époque. Même s’il reste dans l’histoire du cinéma un clochard à l’anarchisme jubilatoire, Boudu fut avant tout, en son temps, un personnage rejeté par un public qui fut outré de son mépris du savoir-vivre et de la morale.

Michel Simon, particulièrement impliqué dans ce rôle de clochard, produisit le film de Renoir. Quel rapport entretenait-il avec l’auteur de La Grande Illusion ?

Gwénaëlle Le Gras :
Tous deux se retrouvent dans leur vision libertaire et anti-bourgeoise du monde.

Il joue également dans Quai des Brumes. Qu’est-ce qui vous paraît le plus caractériser ce personnage de Zabel à l’auréole maléfique ?

Gwénaëlle Le Gras :
La dualité du rôle d’« honnête homme » profondément machiavélique, tout en étant ambivalent et profondément humain, grâce à Michel Simon, ne serait-ce que le temps d’une réplique.

Dans Panique, film intense mais d’une dureté incroyable, il interprète le rôle principal. La vision très pessimiste du film fait songer à celle du Corbeau de Clouzot. Comme Pierre Fresnay, Michel Simon a un superbe jeu de victime expiatoire.
Pouvez-vous nous évoquer l’implication de l’acteur à ce film ?

Gwénaëlle Le Gras :
Simon n’est pas coupable dans ce film pour une fois, mais il est l’objet de la vindicte populaire qui le met au pilori pour avoir choisi de vivre dans la marginalité, à l’écart de la société. Mr Hire se fait le catalyseur par sa différence, des frustrations sociales qui se muent en pulsions xénophobes chez ses semblables. De fait, l’acteur trouve dans ce rôle une occasion en or pour se poser en innocente victime et régler ses comptes avec les calomnieux et les jaloux dont il fut la proie à la Libération, accusé tour à tour d’être Juif, collaborateur puis communiste.

Dans La Poison, de Sacha Guitry, il déploie encore tout son talent. Son amitié avec le cinéaste grand bourgeois intrigue. On a l’impression dans ce film qu’il y a un rapport presque fusionnel qui réunit ces deux tempéraments artistes dans une histoire de meurtre aussi cynique que savoureuse…

Gwénaëlle Le Gras :
Oui, paradoxalement, Simon devient le double idéal de Guitry dans ce film. Ils se trouvent dans leur besoin de reconnaissance lié à leur disgrâce, physique pour l’un, politique pour l’autre, leur cynisme et leur besoin de régler leurs comptes avec la société bien pensante qui les juge.

Le succès du  Vieil Homme et l’enfant lui donne un coup de fouet. Ce film, évoquant de façon ambivalente le rapport affectueux d’un vieux misanthrope et d’un enfant juif recueilli dans sa maison, figura de façon inattendue au sommet du box-office.
Peut-on dire que de tous les films dans lesquels il a joué, c’est le plus émotionnel ?

Gwénaëlle Le Gras :
Dans un certain sens oui, car c’est sans doute une exception puisqu’il a attiré le rôle vers lui plus qu’il n’a été vers le rôle. Dans le scénario initial, Pépé était un personnage moins attachant et à l’antisémitisme plus marquant. Michel Simon a exigé des changements qui sont pour beaucoup dans l’humanité débordante de ce personnage. Michel Simon souhaitait ardemment rencontrer et toucher le grand public par de bons sentiments dans un film lui offrant le beau rôle.

Comment l’acteur lui-même jugeait ce film ?

Gwénaëlle Le Gras :
Il hésita longtemps avant d’accepter le rôle. Il craignait de choquer le public par l’antisémitisme du personnage, puis fut satisfait de l’accueil du film, véritable revanche pour lui qui n’a jamais obtenu un tel succès en étant la tête d’affiche.

Le mode de vie de Michel Simon semble très tôt le singulariser auprès de ses contemporains : il aime la fréquentation de femmes légères, vit en ermite dans une villa, entouré d’animaux… A une période de sa vie, il apparaît même comme geignard et affabulateur. Captant l’affection du public et suscitant un certain mépris des élites, peut-on déceler dans l’attitude de Michel Simon un certain populisme, voire des motivations politiques ?

Gwénaëlle Le Gras :
Certes, Simon aimait fréquenter certains quartiers très populaires, mais pour autant je ne le définirais pas comme populiste. Simon est un anarchiste de droite, grand admirateur de Louis-Ferdinand Céline. Simon est très solitaire finalement, et prônait plus la révolte individuelle, comme celle de Boudu.

Il y a cette incroyable histoire de barbe teintée au cours d’un tournage. Peu après il tombe gravement malade. Il semble que cet évènement à la fois cocasse et fort dramatique ait eu sur l’acteur un fort impact psychologique et de profondes répercussions sur sa carrière cinématographique…

Gwénaëlle Le Gras :
Oui c’est une période difficile qui l’a fait changer de registre sur la dernière partie de sa carrière tant l’idée d’incarner le mal, ou un personnage exclu de tous lui était insupportable, suite à une longue période où il vécut reclus parmi ses animaux.

Michel Simon aurait même été un agent du K.G.B, selon une rumeur !

Gwénaëlle Le Gras :
Michel Simon a fait naître beaucoup de rumeurs… preuve qu’il fascine autant qu’il intrigue le public. Mais cette rumeur, qui est apparue bien après sa mort, reste à ce jour sans preuve solide et assez peu probable.

Vous signalez que « lors de son enterrement, Michel Simon est quasiment oublié par la profession qui est peu représentée à l’église ». A quelle période l’acteur est-il remonté en grâce parmi les professionnels du cinéma ?

Gwénaëlle Le Gras :
Les jeunes critiques des Cahiers du cinéma, futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, vont lui porter beaucoup d’estime, parce qu’il est un acteur éminemment moderne qui était en avance sur son temps. La ressortie des films de Renoir et Vigo encensés par la modernité va donc être un tournant. De même, le succès tardif de Simon dans Le Vieil Homme et l’enfant du jeune Claude Berri n’est pas si étonnant que cela. Néanmoins, à la même époque Simon va être oublié, peut-être plus en temps qu’homme qu’en tant qu’acteur d’ailleurs, par les professionnels de sa génération. Mais Simon s’est toujours défini comme un personnage à part.

Michel Simon L’Art de la disgrâce, Gwénaëlle Le Gras, Scope Editions, collection "Jeux d’Acteurs", 128 pages, 2010
Prix : 19 euros

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