Sauvage le film, sous le regard d’une femme blessée !

Sauvage le film, sous le regard d'une femme blessée !

Quand le cinéma indépendant américain scrute d’un regard « Sauvage Eye » sans concession les années 50 à Los Angeles… Les anges peuvent bien se brûler les ailes à ce cinéma vérité, poème épique tourné sans autres moyens qu’en fine équipe solidaire et soudée durant quatre ans. Le Moloch de la grande ville distille la folie et bouffe ses proies faciles et fixe son point d’orgue sur son héroïne. Les images en noir et blanc sont d’une beauté plastique suffocante et tellement surprenantes pour cette époque. Un autre regard O combien novateur à faire peur, presque autant que dans les propos blasés des tueurs nés, ces « Vétérans du massacre de Mi Lai » (Vietnam) interviewés par Joseph Strick, en supplément de cet excellent film !

Judith McGuire (Barbara Baxley) débarque via les airs de rien sur le tarmac de l’aéroport de Los Angeles. Marquée par son divorce, elle s’efforce de refaire surface. « La femme est plus vulnérable, l’homme domine davantage son environnement. Cette femme est une victime. Elle a divorcé, son mari l’a quittée pour une autre. Elle arrive à Los Angeles complètement fragilisée. Elle vit là pendant un an de sa pension alimentaire. Sa position de victime la rend extrêmement sensible à la pression de cette folie autour d’elle. A la fin elle affronte cette folie qu’elle ne supporte plus. Mais l’escalade, on l’espère, est progressive, dans les attaques dont elle est victime du fait de cette culture. Si la guérison par la foi et le catch, de telles folies peuvent être appelées culture. Elle s’adapte difficilement à tout cela, mais elle y parvient. A la fin, elle est presque anéantie par cette culture ». (Joseph Strick)

Durant ses déambulations, elle est assaillie par une voix masculine qui la bombarde de questions. Film en voix of ! Et que l’on ne me dise surtout pas bof. « On a pensé que de cette façon, on résoudrait le problème de narration. Nous voulions ajouter une narration qui soit poétique, plus qu’une narration qui soit en opposition. Mais le fait d’ajouter un commentaire moralisateur a toujours représenté pour moi une trahison envers le public. Comme s’il était stupide et qu’il fallait orienter sa pensée. Selon moi, si les images sont assez bonnes, nul besoin de dire aux gens quoi penser. Pourquoi se limiter à une narration ennuyeuse ? ». (Joseph Strick) L’homme fantôme s’exprime en poésie sur toutes les atrocités que rencontre la femme. De ce contraste flagrant entre l’esthétisme des mots et les images du carrousel ambiant via les chimères de l’Amérique des années 50, la pellicule creuse son sillon en noir et blanc.

Tout à débuté « En 1956, notre groupe d’amis, des professionnels du cinéma de Los Angeles a décidé de faire un film sur la terre abandonnée qu’était Los Angeles : la vulgarité de l’architecture, les plages affreuses jonchées de détritus. (…) Nous avons commencé à tourner de façon expérimentale, nous avons réalisé que ne nous ne voulions pas faire un film tourné l’après-midi avec une caméra optique ». (Joseph Strick)

Le génial Joseph et ses dignes aminches Ben Maddow, Sidney Meyers et toute leur équipe filment en décor réel, la rue avec des vrais gens. « La caméra n’était jamais cachée, je n’ai jamais fait ça. Cacher une caméra, c’est dissimuler ce que l’on fait. Il suffit de filmer sans maniérisme pour que les gens l’acceptent et vous ignorent. Ainsi, nous avons filmé la séquence religieuse, par exemple, ce fut une expérience extraordinaire de tourner, avec ces énormes équipements, tout en restant invisible. L’important est de ne pas transmettre un message disant : « je vous filme parce que vous êtes important ». Il faut filmer d’un air détaché. Là, les gens vous ignorent et le résultat est merveilleux » (Joseph Strick)

La souffrance des gens s’accompagne aussi de la recherche de l’antan perdu à l’ombre des stagnations de nos épidermes gelés. En effet, la scène du prédicateur qui semble guérir les souffrances de ses brebis en errance peut surprendre à outrance. « Ils n’ont pas toute leur tête. Mais ils passent un moment agréable, comme ceux qui assistent à la guérison par la foi. Cette femme dans l’un des derniers plans, pleure à fendre l’âme et le prédicateur l’encourage à continuer. Elle sanglote. Est-ce la religion ? Ce qui est encore plus étrange, c’est que le prêtre, ce prédicateur était sincère. Sinon, il ne m’aurait pas permis d’y assister. Il était heureux qu’on le filme. Il a demandé une copie du film, on la lui a donnée. Ces gens sont en détresse et se laissent guider par un prédicateur. Ils sont heureux d’être là. Pour moi, c’est insensé ». (Joseph Strick) Sans compté la scène de catch, sans doute pire encore que deux gus qui se tapent sur la tronche avec des gants sur un ring devant une foule en furie. « Les spectateurs au combat de catch. Ces gens sont fous. Je n’ai pas inventé le catch, il existe. Et le catch m’apprend beaucoup sur la nature humaine. Certaines personnes ont soif de ce genre de monstruosité. Je l’ai montré dans beaucoup de mes films. J’espère l’avoir fait sans dire : Pensez ceci. Non. Je veux que les images à elles seules soient convaincantes ». (Joseph Strick)

Mon cher Joseph et ta bande, vous n’avez pas trahi à la tâche vos souhaits. Touchée aux tripes, votre film fait mouche à chaque plan qui prend sa souche dans la vision de la vie que vous filmez. « Il s’agit d’une observation sauvage du monde. C’est notre vision. Pour moi, la vie c’est ainsi. La vie est très difficile, impitoyable et dangereuse. Quand on prête attention à la vie des gens qui nous entourent, quand on assiste à leurs échecs et à leurs frustrations, je trouve cela très attristant. Je cherche à le dénoncer, je veux le démontrer. Voilà ce que je vois. Mais si je filme une séquence qui montre ce que je ressens, j’ai un sentiment d’accomplissement ». (Joseph Strick)

Savage Eye de Joseph Strick, Ben Maddow et Sidney Meyers, avec Barbara Baxley, DVD 9, nouveau master restauré, version originale sous-titrée, noir et blanc, durée du film 67 minutes, distribué par Carlotta Films, avril 2010, 19, 99 euros

Suppléments :
Entretien avec Joseph Strick (16 minutes)
Vétérans du massacre de Mi Lai (documentaire de Joseph Strick, 1970, couleur 22 minutes), Oscar 1971 du meilleur documentaire
Introduction de Joseph Strick