Le cinéma réalité engagé de Lionel Rogosin

Le cinéma réalité engagé de Lionel Rogosin

Carlotta Films a eu l’excellente idée de rassembler 3 films-vérités humanistes et révolutionnaires dans un coffret. Pionnier du cinéma indépendant des années 50, inspiré par la verve du néoréalisme italien, Lionel Rogosin nous propose sa vision sociale de la réalité. Des sans-abri de New York (On the Bowery) à l’apartheid du fascisme bon teint (Come back, Africa), aux horreurs de la guerre et du nucléaire (Good time, wonderful times). « D’après moi, ce type est probablement le plus grand documentariste de tous les temps » comme le qualifiait avec grande justesse John Cassavetes.

On the Bowery

Etonnant non, comment le nom d’un quartier de New York peut donner le nom d’un film ! Bowery est la plus vieille rue de New York. A l’origine, c’était une piste indienne qui partait de l’extrémité sud de l’île pour rejoindre le nord. Le Bowery, à l’époque des Hollandais, fut l’un des premiers territoires octroyés aux Africains libres, au cœur de la ville. Son nom est tiré du néerlandais Bowerij qui signifie ferme. Lionel Rogosin a tourné ce film en 1959, dans ce quartier qui était considéré comme le lieu des sans-bri, alcooliques notoires. Ce quartier dit marginal, comme phénomène des grandes agglomérations à l’instar de Berlin et son génial Kreuzberg jadis alternatif et turc, se transforme en quartier bobo où la marge doit s’expatrier à la périphérie de la page.
« En Europe j’avais rencontré ses types semblables à ceux-là. Je tenais mon sujet, j’ignorais comment le traiter, comment le filmer. (…) J’ai arpenté les rues du Bowery pendant plus de six mois. Les bars, les asiles de nuit, les missions… Tous les endroits où je pouvais rencontrer ces hommes, sans caméra. C’était brillant, j’ai toujours travaillé comme ça. ( …) J’en ai bien connu cinq ou six. C’était des amis. On pouvait discuter. Ils venaient chez moi. On a mélangé fiction et réalité. On avait notre caméra et on filmait ce qui se passait ». (Lionel Rogosin)
Bien inspiré par le néo-réalisme italien, qui consistait à ce mélange explosif d’acteurs professionnels et des gens des rues, où il suffisait de sortir dans la rue avec sa caméra. Sauf que Lionel déchante vite : « Au bout d’une demie journée de tournage, ce n’était pas bon. Il va nous falloir un scénario. Nous avons rassemblé nos idées de façon très vague, nous tenions une histoire. Ray arrive dans le Bowery, il travaillait sur les chemins de fer. Tout est vrai. Je voulais qu’on comprenne la psychologie de ces hommes, ce qui les amène ici ».Il s’entoure d’une parfaite et fameuse équipe pour filmer le Bowery, tel le portrait réaliste et respectueux des bas-fonds de New York. Où pour bouffer et cuver à l’abri, il faut devoir parfois assister à une messe. Y’a qu’la fois qui sauve le blues, pas vrai ? On suit Ray et ses compagnons dans ce quartier vivant somptueusement photographié en noir et blanc qui fera dire à sa sortie par un critique du Canard Enchaîné captivé, dommage que l’on n’a jamais encore été tourné un tel film à Paname !

On the Bowery de Lionel Rogosin, 1956, Noir et Blanc, version originale sous-titrée, 62 minutes

Suppléments : Pouruqoi Rogosin ? (5 minutes)
La parfaite équipe (de Michael A Rogosin, 2009, Couleurs, 47 minutes, version originale sous-titrée
Une promenade dans le Bowery, de Michael A Rogosin, 2009, Noir et Blanc, 11 minutes, version originale sous-titrée

Come back, Africa

Une fois de plus et avec le talent subversif qui le qualifie, Lionel Rogosin a tourné avec grandes difficultés un film / documentaire, un film / réalité au plus proche des personnes qui touchaient le grain de sa caméra. Cette fois, l’Afrique du Sud et Johannesburg, la ville tentaculaire qui attirait toutes les misères des campagnes prend toile de fond sur l’écran blanc de l’apartheid où la communauté noire était considérée comme chair à travail qui ne rend pas libre du tout, digne du lumpen prolétariat qui inspira tant l’Allemagne nazie à commander la curée. « J’ai décidé que j’irai en Afrique du Sud pour faire un film contre l’apartheid, dénoncer le fascisme de cet Etat policier » (Lionel Rogosin). L’action se situe en 1959. Zacharia est un paysan zoulou qui a fui la famine. Il espère trouver du travail à Johannesburg et surtout un permis de résidence en ville. Contraint et forcé, il se plie au début au très fond de la mine d’or. Respectueux de sa personne, il aspire à ne pas perdre sa vie à la gagner pour finalement occuper plusieurs boulots camouflés variés. On assiste à l’éclosion des bars clandestins où les artistes, intellectuels radicaux refaisaient le monde et où Myriam Makeba chantait l’amour sur fond de révolte bien légitime. Lewis Nkosi co-scénariste au festival de films de Bologne traduit toute sa reconnaissance envers Lionel Rogosin.
« En Afrique, quand ce film a été tourné, on ne pouvait être enterré dans un cimetière que si on avait de bons papiers. On ne pouvait vivre dans certains quartiers d’une ville que si on avait la bonne couleur de peau. Et on ne pouvait coucher avec quelqu’un que si on avait la même couleur de peau. C’est le contexte historique que Lionel Rogosin a rendu. Et c’est un monument. (…) Ce que nous célébrons et qui nous remplit de fierté, C’est le fait que Lionel Rogosin a été capable de nous laisser un monument de notre histoire en images. Puis, nous avons pu montrer au monde entier le vrai visage de l’Afrique du Sud. Merci. »
Déjouant la censure, avec son équipe réduite, il témoigne d’une époque à visage ouvert qui aurait sombrée dans l’oubli sans son œuvre de mémoire et d’identification d’un peuple opprimé qui aspirait à marcher et vivre libre. Un document très fort et récurant.

DVD 2 : Come back, Africa de Lionel Rogosin, 1959, Noir et Blanc, version originale sous-titrée, 82 minutes

Suppléments : “Un américain à Sophiatown, de L Lyod Ross, produit par Michael A. Rogosin, 2007, Couleur et Noir et Blanc, 51 minutes, , version originale sous-titrée

Good times, wonderful times

«  Au début des années 60, il y a eu une grande crise mondiale, notamment entre l’URSS et les Etats-Unis. Je craignais une guerre nucléaire. J’ai décidé de tourner un film contre la guerre. » Difficile dans ces conditions de trouver producteur qui ne le qualifie de traître à la patrie et de pro ruskof ! D’où son obligation de s’expatrier en Angleterre pour réaliser le film donne la parole entre autre à Bertrand Russel militant anti-nucléaire et anti-guerre convaincu.
Sauf que mauvais genre oblige, Lionel Rogosin ne se résigne jamais au silence ! « Je pensais que je ne pourrais pas faire de film pacifiste en Amérique. » Un sacré Jimmy engagé par Lionel et grand passe frontière est allé à Moscou et a réussi à rapporter des négatifs originaux des archives d’URSS ! Des documents confidentiels entre ciel et faux cil un peu marteau ! Des images du front de l’Est jamais vues."
Support de ce film, un cocktail mondain à Londres sur fond de frivolité alcoolisée. Aucune actrice aucun acteur professionnel ne joue lors de la scène du cocktail monotone et atone,puisque tellement terne et convenu tant ils déversent des clichés au kilomètre, que les images d’archives de Lionel rabrouent et fichent le bourdon bien piquant. Du style : Tu as aimé tué ? Oui dans le feu de l’action ! Quand on est derrière son fusil, avec un homme dans son viseur, et qu’on peut décider de sa vie ou de sa mort…La mort au bout de son fusil comme prolongation de sa virgule au garde à vous je tire. Super bandant le mec ! D’autant que « la guerre est un bon moyen d’éviter la surpopulation » dixit un jeune cravaté fraîchement vermoulu du cerveau lent bien imbibé à l’alcool. Trop cool mec ! Ils débitent du gland, les mecs et nanas, des insanités carabinées en mitrailles sur fond d’images d’archives du Japon Hiroshima mon amour, Vietnam, le ghetto de Varsovie, Allemagne nazie, Washington avec le discours de Martin Luther King … Angleterre, et autres terres promises à un essor économique pour les marchands de canons en solde de mort à crédit.
Une fois réalisé ce film ovni, comment le propulser afin qu’il soit vu par le plus grand nombre. Lionel Rogosin nous relate son parcours du militant. « Je ne savais pas comment distribuer ce film. C’était un film contre la guerre donc, ça ne pouvait pas passer à la télévision. Même les petits distributeurs n’en voulaient pas. J’ai fini par distribuer le film moi-même dans les universités américaines. Un million d’étudiants ont dû le voir. Ca a été possible parce que c’était les années 60 ».
Un film comme aucun autre ! « J’aimerais vous parler du film que vous allez voir. Les images ont été prises dans le monde entier et c’est sur la guerre et la paix. L’accent est mis sur la guerre nucléaire. Les images parlent d’elles-mêmes. Mais dans certains endroits, les gens auront peut-être du mal à comprendre ce film. Au Japon, une manifestation pacifiste a été déclenchée par des paysans contre l’extension d’une base aérienne. Plus tard les mouvements pacifistes et des étudiants de tout le pays ont rejoint la manifestation. Ils ont étéattaqués par la police pendant quatre jours. Cependant, par la non-violence, ils ont pu contenir la police et gagner contre les forces du militarisme. J’espère que ce film sera un triomphe, triomphe de la volonté et de la détermination et de l’esprit humain sur l’horreur de la guerre et les massacres ». (Lionel Rogosin)
A voir ou revoir pour ne pas oublier l’époque formidable des années 60 où ça ruait encore dans les brancards, loin de l’asphyxie télévisuelle du souriez, vous êtes filmés pour le feuilleton, la vie est belle au pays du syndrome de Sarko et des libertés qui s’en vont à volo.

DVD 3 Good times, wonderfull times, de Lionel Rogosin, Noir et Blanc, 1965, version originale sous-titrée, 67 minutes

Suppléments : L’humanité en péril, 2008, Couleur et Noir et Blanc, 24 minutes, version originale sous-titrée, un film de L. Lyod Ross et Michael A. Rogosin

Avec pour chacun des films une partie DVD Rom avec des articles d’époque et documents de travail en français et en anglais qui retracent la réception des trois films lors de leur sortie. Inclus un portfolio (36 pages) exclusif : La liberté de filmer (voyage à travers le cinéma de Lionel Rogosin).

Coffret : 3 films-vérités humanistes et révolutionnaires, restauré par l’immagine Ritrovata de Bologne et distribué par Carlotta Films, avril 2010, 34,99 euros