Les Amants de Madrid

Les Amants de Madrid

Madrid avait été terriblement touchée quelques temps auparavant. Plus de 200 morts et un nombre impressionnant de blessés. La France se croyait à l’abri des bombes grâce à son refus de participer à l’envahissement de l’Iraq. L’Europe était inquiète. La Grande-Bretagne ne se demandait pas si elle aurait des bombes dans son pays mais quand aurait-elle des bombes. L’Italie et la Pologne s’interrogeaient également.

Et nous, Français, nous venions de voter pour les régionales et les cantonales et avions décidé de mettre une raclée à la droite. 20 régions pour la gauche, une région pour la droite. Il nous restait à attendre les résultats de la Corse. Du jamais vu en France. De plus, le score de participation avait bien augmenté. Les Français ne voulaient plus de cette politique qui les saignait à sa manière. En Espagne, les bombes avaient été programmées le 11 mars, quelques jours avant les élections et la droite en avait subi les conséquences. Les Espagnols n’avaient pas voulu aller en Iraq. Les dirigeants espagnols essayèrent de faire porter le chapeau à l’Eta. Mais tout le monde pensait à la piste islamique. Les Espagnols ne furent pas dupes et peut-être, pour cela, ils plébiscitèrent le parti socialiste. Et nous, nous nous croyions moins inquiétés par la violence des terroristes.

Je m’intéressais à l’actualité et je me disais que si les bombes étaient le travail des islamistes, je me disais qu’entre l’Occident et le Moyen Orient, nous n’avions pas la même notion du temps ni la même logique. Je pensais qu’il était important d’en avoir conscience et que nous ne serions probablement pas épargnés. Les évènements que je vais vous relater vous montreront que, si monstrueux furent-ils, ils eurent une incidence merveilleuse pour moi. Ils me permirent de relativiser mon existence.

Comme à mon habitude, je prenais mon train gare du Nord pour rentrer chez moi. Dans les trains, se déroulaient des mini histoires entre les gens. Certains se regroupaient, parlaient ensemble ou jouaient aux cartes. D’autres solitaires, comme moi, lisaient et jetaient parfois un œil sur l’entourage avec un brin de curiosité. On y trouvait également les acharnés du portables et les obsédés du travail avec leur ordinateur. Tout un monde qui vaquait à ses occupations et vivait à sa manière un trajet commun. Moi j’avais repéré un jeune homme qui me regardait avec les yeux de l’envie depuis un certain temps. Cela m’amusait, je l’avoue, et m’émoustillait un peu. Mais qui avait commencé par regarder l’autre ? En fait, je ne saurais le dire. Seulement voilà, ses regards, je les attendais quand j’avais la chance de le voir. Dès qu’il ne me regardait pas, je le dévorais des yeux. Je scrutais chacun de ses gestes. Il avait des mains fines, longues et si délicates lorsqu’il passait sa main dans ses cheveux. Dès qu’il me regardait, je détournais les yeux. Ce petit jeu dura des semaines. Le temps passant, nos regards acceptaient de se croiser parfois. Si nos visages n’osaient sourire, nous sentions bien la douceur de l’autre. Une fois, par hasard, nous nous sommes trouvés debout, côte à côte dans le train exceptionnellement bondé. Il était bien trop tôt pour s’approcher l’un de l’autre. Heureusement, une dame m’indiqua une place. Avec soulagement, j’allais m’asseoir. Ensuite, il nous a fallu encore des semaines avant de pouvoir accepter d’être plus proches dans ce train. Puis la chance nous a souri. J’ai proposé à une dame de l’aider à descendre une poussette. C’est lui qui m’a aidé. Je l’ai remercié et nous nous sommes souris. Il nous fallait un signe extérieur pour que l’on puisse communiquer. Le soir même, il me salua. Il n’y avait pas d’urgence ni pour lui, ni pour moi. Mais il ne fallait pas lâcher ce fil conducteur qui nous avait été donné le matin même.
Puis un jour, il poussa l’audace jusqu’à s’installer juste en face de moi dans le train. J’étais un peu gênée, intimidée même. Bien évidemment, il m’a dit bonjour. Bien évidemment, j’ai répondu « bonjour » avec mon sourire le plus gentil possible. J’avais peur qu’il m’adresse la parole. J’aurais été bien embarrassée. Alors, je mordais mes lèvres et farfouillais dans mon sac pour en sortir mon livre. J’avais vite remarqué le tic que j’avais attrapé dès que je le voyais. Je mordais ma lèvre du bas. Je n’avais jamais fait ça auparavant dans ma vie. C’était peut-être un signe. Je ne voulais pas que les choses aillent trop vite et puis est-ce que je savais ce que je voulais exactement. Pourtant, j’aurais bien aimé faire tomber mon foulard pour que l’on se baisse en même temps pour le ramasser et sentir ainsi sentir son odeur. Oui, j’avais envie de le respirer, de le humer. Mais je trouvais que le foulard faisait un peu trop cliché et puis à cette époque, j’étais incapable d’avouer ouvertement mon désir.
Donc ce jour là, j’avais attrapé mon livre et bien fait attention de le tenir dans le bon sens. Je n’avais qu’une peur, c’est qu’il s’aperçoive que j’étais incapable de lire en sa présence. Mais si en plus, j’avais tenu le livre à l’envers ! Le train n’avait pas encore démarré. Tout d’un coup, je sentis une espèce de silence qui en fait avait été précédé d’un énorme bruit qui m’avait fait un tel choc que c’était comme si je ne l’avais pas entendu. Tout le monde était figé. On se regardait tous sans trop comprendre ce qui se passait. Puis une deuxième explosion se produisit sur un autre quai. Alors les gens se mirent à hurler et sortirent du train dans une bousculade incroyable. Je sentis la pression monter en moi. Nous n’étions pas touchés. C’était bien la seule chose que je pouvais réaliser. J’appris plus tard que la bombe avait été placée sous le siège du conducteur de la locomotive et que les trois wagons qui suivaient avaient eu malheureusement beaucoup de victimes à déplorer. Quatre bombes explosèrent sur différents quai de la gare du Nord. C’était l’apocalypse.

Le jeune homme me regardait puis, sans un mot, il me prit la main et m’entraîna en dehors du wagon. Nous marchions à travers cette foule. Je voyais des gens qui s’affolaient mais c’était comme si tout se passait au ralenti. Ils avaient l’air de crier mais je n’entendais aucun bruit. Ce silence était beau. J’étais omnibulée par sa main qui tenait la mienne. Il était aussi calme que moi. Il n’y avait que nous deux. Le reste n’était que cahot. Nous nous sommes dirigés vers la sortie avec l’impression que, de toute façon, rien ne pouvait nous arriver. Nous étions protégés l’un par l’autre. Je l’ai suivie confiante. Je le sentais déterminé. Nous étions bien. Nous sommes allés dans un hôtel et il a pris une chambre. Sans un mot il a tendu l’argent au réceptionniste. Nous sommes montés et le monde s’est refermé sur nous. Il m’a allongée sur le lit, a retiré mes chaussures, enlevé ma culotte. Il m’a remis mes chaussures. Il a baissé son pantalon, s’est allongé sur moi. Nous étions habillés. Il me regardait bien droit dans les yeux attendant mon regard. J’étais emprunte de la même timidité que je ressentais dans le train. Je mordais un peu ma lèvre. J’ai bien senti que cela le rendait fou. Alors nous avons fait l’amour, comme ça allongés sur le dessus de lit rouge, avec en toile de fond le bruit des sirènes. Et pour conjurer le sort qui s’abattait sur la France, nous avons donné le meilleur de nous-mêmes, tout habillés un peu par solidarité envers le malheur des autres. J’aurais voulu qu’il me fasse un enfant pour donner la vie face à la mort.

Ensuite, nous sommes restés allongés sur ce lit non défait. Je sentais couler sa semence entre mes jambes et je n’ai pas bougé. Nous écoutions l’affolement qui avait envahi Paris. Cette agitation qui nous avait conduit dans cette chambre. Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés comme ça, main dans la main sans parler, sans se regarder. Jamais je ne m’étais sentie aussi bien. Puis il a tourné sa tête vers moi et a caressé mon visage. Je sentais son souffle chaud sur mes joues. Ensuite nous nous sommes levés et avons pris un bain ensemble. J’ai passé mes mains dans ses cheveux que j’aimais tant. J’ai respiré ses cheveux. J’ai caressé son corps. Avec douceur je l’ai savonné. Je voyais sa bouche qui s’entrouvait sous chacun de mes gestes. Et puis, il m’a embrassé sur la bouche pendant tout le temps que ses mains me savonnaient. Je ne peux expliquer à quel point ses mains étaient merveilleuses. Elle exprimaient si bien ses émotions. Nous étions vraiment nus et débarrassés de l’évènement. Alors, nous avons ouvert le lit et nous avons fait l’amour sans aucune excuse. Juste pour le plaisir, pour tout le temps qu’il nous avait fallu pour nous rencontrer. Nous avons passé la nuit dans la chambre sans beaucoup dormir mais sans un mot.

Pas un moment, nous n’avons pensé à nos proches. Le lendemain matin, nous avons passé un coup de fil à nos familles pour leur dire que nous étions vivants. Je n’ai pas laissé aux miens le temps de m’incendier pour ne pas avoir donné de nouvelle. J’ai dit que j’avais dormi à Paris, suite au choc et que je reviendrai bientôt mais que pour l’instant il fallait me laisser tranquille.

Nous sommes sortis prendre un petit déjeuner à l’extérieur de l’hôtel car nous avions besoin de nous retrouver ailleurs pour nous regarder dans les yeux, autour d’un café et des croissants. Nous n’avons pas échangé une parole mais nous avions les yeux de l’amour. Alors nous sommes retournés dans la chambre toute la matinée et nous avons recommencé.

Dans l’après-midi, chacun est rentré chez soi et nous avons retrouvé nos vies respectives. Jamais nous n’oublierons les évènements de Paris.
Je ne sais même pas son prénom.