Un auteur de roman noir au Kremlin ?

Un auteur de roman noir au Kremlin ?

"Degré Zéro" est l’histoire d’un coup d’édition qui a lieu en ce moment en Russie. Il s’agit d’un court roman noir dont l’auteur pourrait n’être autre que l’un des conseillers stratégiques du Kremlin.

Le livre brosse le portrait d’un terrible système politique, avec des médias à la solde du pouvoir, des fonctionnaires corrompus, des politiciens pourris et des officines chargées de faire régner l’ordre par la force. L’ouvrage est paru le mois dernier, il est passé inaperçu jusqu’à jeudi, quand un journal a révélé que son auteur n’était autre que le principal conseiller stratégique de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev, caché derrière un pseudonyme.

Vladislav Surkov est une silhouette de l’ombre au Kremlin, mais son influence est immense. Il parle peu en public, mais son rôle comme directeur adjoint de l’administration russe pendant ces dix dernières années l’a mis au centre du pouvoir politique. Vladislav Surkov a débuté sa carrière dans les relations publiques et la publicité dans les années quatre-vingt-dix, avant de rejoindre le Kremlin. Il a notamment travaillé pour les oligarques Mikhail Fridman et Mikhail Khodorkovsky.

Dans le livre, annoncé comme un roman noir, le personnage principal, Yegor Samokhodov, force un poète à écrire des vers pour une éminence politique afin de le rendre intelligent aux yeux de l’opinion publique et lui faire gagner un prix littéraire. Éditeur, mais aussi curieusement homme de relations publiques dans les milieux politiques, Yegor Samokhodov tente de suborner une journaliste travaillant pour un titre classé dans l’opposition pour qu’elle déforme la vérité pour étouffer un scandale où son donneur d’ordres est en cause.

Les faits relatés appartiennent à la fiction, mais ils ressemblent tellement au quotidien de la Russie actuelle, avec des médias locaux tout de connivence avec un pouvoir politique, persuadé qu’il est en mesure de corrompre n’importe qui pour arriver à ses fins dans n’importe quelle situation ! Une source anonyme a confié au correspondant de l’agence de presse Reuters en Russie que l’histoire signée Natan Dubovitsky est de la plume de Vladislav Surkov. "Oui, elle est de lui", atteste cette personne au journaliste, sous le sceau de l’anonymat parce que l’affaire est trop sensible.

Le Kremlin a démenti que Vladislav Surkov ait écrit le roman. "Il ne l’a sûrement pas écrit", assure un porte-parole de la Présidence russe. Mais plusieurs articles de presse avancent que le pseudonyme utilisé pour signer le livre — Natan Dubovitsky — rappelle le nom de jeune fille de la seconde épouse de Vladislav Surkov, Natalya Dubovitskaya. L’auteur de la doctrine russe de la "démocratie souveraine", où l’espionnage est maître, où l’État s’organise au centre de la vie politique pour se prévaloir du chaos et de l’ingérence étrangère est tout entier dans ce roman où la Russie est montrée à l’opposé des déclarations officielles et des "mensonges" occidentaux.

"Nos partenaires", a rappelé Vladislav Surkov à des journalistes étrangers pendant une conférence de presse en 2006, "nous parlent de démocratie tout en pensant à nos hydrocarbures". Andrey Kolesnikov, directeur des collections chez Russky Pioner et conseiller politique renommé en Russie, explique son choix de publier le manuscrit en raison de sa qualité artistique, et même en ignorant tout de son auteur. "J’ai reçu le texte par email avec une demande d’appréciation pour ce travail". L’éditeur précise que l’auteur lui a indiqué avoir auparavant collaboré à la revue de Russky Pioner, sans plus d’informations.

"J’ai vraiment aimé le roman", plaide-t-il. "Je suis convaincu qu’il s’agit d’un travail de qualité… pour l’auteur, c’est une question de révélation personnelle". Un des rebondissements de l’histoire présente que la journaliste d’opposition Nikita Mariyevna explique à Yegor Samokhodov que les hommes de pouvoir sont "une cohorte adipeuse" de gouverneurs, députés, ministres, fonctionnaires des service de sécurité et de la police. Le héros du livre lui répond alors : "Ce n’est pas le pouvoir que vous détestez, mais la vie" ! Il plaide alors que les injustices, les brutalités, l’immobilisme appartiennent à cette vie, et l’invite à vivre avec au lieu de tenter de s’y opposer.

Des commentateurs politiques ont présenté que Vladislav Surkov pourrait avoir écrit ce livre pour envoyer un signal aux principaux partisans de Vladimir Poutine, engagés dans son parti Russie Unie, que les temps changent et qu’il leur faudra bientôt faire face à des bouleversements politiques à plus ou moins long terme.