Les damnés de la terre : Ces invisibles

Les damnés de la terre : Ces invisibles

Le philosophe Guillaume Le Blanc (université Bordeaux III) a publié "L’Invisibilité sociale", à la croisée de la philosophie sociale et politique. Il pose la question cruciale : qu’est-ce que la normalité sociale qui transforme des populations entières en populations invisibles (subalternes, précaires et exclus) ? Il propose que ces personnes redeviennent humaines et acteurs de leur existence sur la scène de la cité.

Guillaume le Blanc à travers son essai, nous ouvre une lucarne sur la fragilité des vies ordinaires qui nous échappent : le monde des invisibles voire des inutiles : les gens de la France d’en bas.

Nos corps et nos esprits se distillent en profondeur dans la praxis de la normalité sociale. Cependant, sortir du cadre social "au double sens où l’on en est expulsé et ou l’on est sans moyen d’être recadré, c’est ne plus être justifié, par la suite, être condamné à errer tel un spectre qu’aucune qualité ne peut plus retenir dans l’espace public" (page 2).

Exclu du socle commun des existences, cet « autre » humain glisse conséquemment dans le désœuvrement social sous les sun-lights du mépris social. "Ne pas pouvoir faire œuvre indique alors tout un trajet négatif dont la subalternité la précarité et l’exclusion sont les trois formes qui ne cessent de s’ouvrir l’une à l’autre et de creuser ainsi les conditions de l’invisibilité sociale" (page 39 ).

Etranger, mis au ban de la Cité, ce n’est plus participer à l’œuvre collective, à la multitude du genre humain. La vie ordinaire d’un fantôme que l’Autre ne perçoit plus, car sans voix et sans visage donc anonyme ! "Le visage s’efface du fait même de la précarisation de sa vie produite par les différents registre de la disqualification. Qu’un visage puisse s’effacer, ne plus être retenu, est sûrement l’une des épreuves les plus terrifiantes de destitution de l’humain" (page 55).

La visibilité et l’invisibilité d’une vie ne sont pas des qualités naturelles mais le fruit de constructions sociales qui effacent ou légitiment des vies ordinaires. Il s’agit alors de s’interroger à quelles conditions politiques il est possible de revenir d’une manière critique sur une telle invisibilité, qui oscille entre le normal et le pathos.

L’auteur se demande alors comment réinscrire son alter ego dans la décence et le respect d’une vie ordinaire pour ce qu’il est, sans être soumis à des normes sociales. Permettre ainsi aux sans voix de se réaliser pour eux-mêmes et d’être écoutés, devenir en sorte une richesse pour la démocratie et non un déni de celle-ci. C’est une tâche que l’on peut assigner à la philosophie sociale : critiquer d’un œil éclairé la norme sociale de la "vie bonne" (page 146).

Cette ouverture sur le présent sous forme de débat philosophique et social peut redonner sens aux luttes sociales et agréger nos colères. Réagir de concert pour redonner corps et paroles aux invisibles, des pans entiers de la société que l’on déporte dans le silence aveugle.

Pour aller plus loin, citons Laurence Fontaine, historienne et directrice de recherche au CNRS, lors de son intervention à "D’autres regards sur la crise" sur France Culture, parlant du simulacre de démocratie pour les exclus concernant "la population déclassée qui n’adhère plus aux valeurs de cette démocratie, et n’entre plus dans le débat démocratique". Par ses propos elle rejoint Guillaume Le Blanc sur l’éviction des plus fragiles du débat public, les invisibles !

Face à la dégradation croissante du travail et au processus de vulnérabilité qui touche les plus pauvres, le sociologue Robert Castel suggère de redéfinir quelques droits fondamentaux, un socle de garanties nécessaires pour que l’individu reste inscrit dans le système des échanges sociaux, et non à la marge, conservant ainsi sa dignité.

Tous ces auteurs des sciences humaines (philosophie sociologie et histoire), sont d’accord sur un point : réincarner l’invisible sur le devant de la scène, le voir et l’écouter agir avec un cœur qui bat sur le réel.

Autre prisme d’ouverture d’une petite fenêtre sur le réel, l’émission "Les pieds sur terre : paroles brutes du réel" de Sonia Kronlund, tous les jours de la semaine sur France Culture entre 13h30 et 14h00, vous invite à une demi-heure de reportage sans commentaire concernant "ceux qui se battent et qui luttent, pour un rien, pour tout changer, pour vivre mieux ou pour vivre tout court, aller vers les lieux de conflits, de revendications, de désaccords, aussi minuscules soient-ils, et tenter d’écouter sans analyser ceux dont on commente abondamment les faits et gestes, aller sur le terrain et y rester".

"L’Invisibilité sociale", de Guillaume Le Blanc, éditions Presse Universitaire de France, collection Pratiques théoriques, 208 pages, mars 2009, 19 €.