L’anorexie adulte fait bander les artistes

L'anorexie adulte fait bander les artistes

Tout ce qui concerne le corps occupe les artistes. C’est une obsession chez eux d’exalter l’anatomie, dans sa perfection tout comme avec ses anomalies. Ainsi, l’anorexie est-elle devenue l’un des derniers aspects de la création artistique, sous l’influence d’un conformisme social.

Les amateurs d’art ont plutôt l’habitude de considérer le talent des artistes à rendre compte de la volupté des volumes avec toute la sensualité dont ils sont capables. De François Boucher à Fernando Botero, le corps féminin est traité dans l’expression de ses rondeurs et de son épanouissement charnel. Mais notre société moderne a fait sauter les codes, avec l’exaltation de nouveaux canons de la beauté plus en phase avec les modes de vie modernes.

Avec la dictature de la minceur, un autre danger s’est imposé aux professionnels de santé, comme aux pouvoirs publics : l’anorexie guette les jeunes femmes obnubilées par le paraître. Et comme au temps jadis, des lectures pernicieuses les invitent à toutes sortes de déviances… la rédactrice en chef de l’édition britannique du magazine Vogue est partie en guerre contre la fâcheuse tendance des créateurs à promouvoir les silhouettes filiformes :

"Depuis que je suis chez Vogue", écrit Alexandra Shulman à Dolce & Gabbana, Alexander McQueen, Prada, Chanel, Dior, Stella McCartney, Versace, Yves Saint Laurent et Balenciaga, "la taille des vêtements que les mannequins doivent porter est devenue considérablement plus petite. Nous en sommes arrivés à un point où la taille des vêtements ne convient même plus aux mannequins vedettes" !

"L’anorexie adulte, cette maladie de l’âme si singulière qui amoindrit le corps", explique Brigitte Giraud dans son dernier ouvrage, "nécessite une approche extrêmement fine et humble. Le regard posé sur ce trouble ne s’improvise pas, il se doit d’être initié à cette souffrance". Cette conduite a ses obsessions, ses symptômes et ses débordements, ses rages et ses dangers redoutables. Elle organise à l’envers, de biais et tout de guingois des rapports déviants à la normalité, aux liens sociaux et amoureux. Elle est une révolte radicale. Et le corps, devenu bavard, parle à l’excès. Une autre langue.


Brigitte Giraud Anorexie Désespoir amoureux de la vie

La réconciliation existe-t-elle dans ce chaos, quand la chair du corps est aux prises avec la chair du monde ? Désir, amour… Que ces mots ne soient pas saillants comme des os, mais seulement des douceurs pour chacune ! L’auteur établit des passerelles entre les domaines de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse. Catherine de Sienne, Elisabeth d’Autriche dite Sissi, Virginia Woolf, Byron, Emilie Bronté, Pascal Quignard, Amélie Nothomb, Henri Michaux, Simone Weil, André Gide et Kafka, pour ne citer qu’eux, ont eux aussi habité le continent mystérieux de l’anorexie.

Comme un avertissement destiné aux lectrices, ce livre admirable est enrichi d’un avant-propos du Professeur Claire Seriès, chef de service à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux, et d’une préface du Professseur Gérard Ostermann. Elle dirige l’unité qui traite cette pathologie. La première a mis en place la seule unité de soins existant à Bordeaux pour des jeunes femmes anorexiques adultes, trop souvent abandonnées à leurs effrois et au dépérissement extrême de leur identité. Autant de précautions éditoriales nécessaires pour avertir un public enclin à verser dans les comportements les plus dommageables…

Toutes ces préventions ne sont-elles pas un prétexte pour l’artiste ? Son travail, sa passion, ne se réalisent-ils pas dans l’étude approfondie des heurs et malheurs du corps humain ? Chair épanouie des Baigneuses de Jean-Honoré Fragonard, corps souffrant du martyre de Saint-Sébastien d’Andrea Mantegna, corps squelettiques de Ivonne Thein… Tout est bon pour explorer les mystères de notre enveloppe charnelle !

L’anorexie, un mystère galvaudé, de Brigitte Giraud, aux éditions Le Bord de l’Eau, 150 pages, 14 € TTC.