"Miles Davis a souvent été comparé à Picasso"

"Miles Davis a souvent été comparé à Picasso"

Quincy Troupe, biographe officiel de Miles Davis au prix de démêlés hors du possible pour atteindre son trompettiste favori, raconte un musicien hors du commun au caractère bien trempé et passionné qui a révolutionné le jazz durant près de quarante-cinq années.

Quincy Troupe (1939), poète, originaire de Saint-Louis Missouri comme Miles, expose dans le détail et sans concession son ascenseur vers l’échafaud mis à mal à l’aura d’un Davis toujours sur la défensive. Il apprend à apprivoiser l’énigmatique trompettiste, ("Sa musique était toujours hors normes parce que c’était ainsi que fonctionnait son esprit", p. 12), homme sauvage que l’on ne saurait approcher sans se voir décocher en langage direct au foie : "Va te faire foutre, fils de pute au cul bordé de conneries ! Dégage de ma vue et emporte ta petite pouffiasse avec toi !" (p. 22), quel que soit la résine de votre couenne.

"Il était stupéfiant également dans le rôle de modèle de méfiance comme de fierté, pour la communauté noire. Miles était ce que j’appelle un homme noir non-reconstitué. Quelqu’un qui pour le dire simplement, ne se laisse emmerder par personne (p. 191) et encore moins facilement aborder !
On le surnommait le Prince des Ténèbres, "mais pour ma part je préférais l’appeler « le Prince de la Lumière" (p. 28). Miles a carrément allumé Quincy qui s’est accroché à la lueur. Il était persuadé qu’un jour il cotoierai le Prince dans son intimité de la maison de Malibu et son appartement de New York. Il témoignerai sans fard à propos de cette histoire qui a commencé en 1978 et s’est achevée avec le décès de Miles en 1991. Premier coup de foudre en 1956 et tentative d’abordage du bateau ivre Davis, s’en suivra trois brèves rencontres en trente ans avant la concrétisation entre 1986 à 1988 où Miles accepta enfin de se livrer à nu à Quincy qui devint son biographe autorisé et son ami.

Miles Davis, le caméléon du jazz "a souvent été comparé à Picasso, et c’est pertinent" (p. 199). De tous les mouvements musicaux issus du jazz, il tirera sa trompette du lot sur au moins six axes de perspective musicale. Quarante-cinq années au compteur, de ses débuts en 1946 avec Charlie Parker, son premier quintet avec John Coltrane (1956 / 1960) au pré-free expérimental avec Herbie Hancock, Tony Williams et Wayne Shorter… Puis ses vingt dernières années, les années de remise en question de sa relation avec son public traditionnel et officiel. L’époque de l’éclectique Miles branché sur l’électrique aux confins du rock, du rap, du funk mâtinés d’influences caribéennes, voir indiennes. 1980 marque le tournant de sa carrière et sa remise en question par sa révolution du jazz. Sa renaissance s’opère avec son divorce avec CBS après 30 années de bons et loyaux services et sa signature avec la Warner. C’est aussi depuis cette période que Miles passe beaucoup de temps à peindre et nous restituer son art sur certaines pochettes de ses albums.

Quincy nous parle aussi de la personnalité pour le moins contrastée de Miles : "Miles était un tissus vivant de contradictions. Il était généreux et près de ses sous, d’un style et d’une élégance rare et un péquenot-campagnard, naïf sur beaucoup de sujets, et perspicace et instruit sur beaucoup d’autres. Par exemple, bien qu’il passe de nombreuses heures chaque semaine à dessiner et à peindre, il ne connaissait quasiment rien de l’art afro-américain ou africain. Il connaissait peu de noms d’artistes, mais pouvait palabrer sur ce qu’il aimait et n’aimait pas dans le travail de Pablo Picasso ou de Salvador Dali. C’était une des personnes les plus gentilles que j’ai jamais rencontrées, mais également un salopard des plus révoltants" (p. 69).

Au fil des pages, avec son style tranché et précis bien à lui, on découvre avec Quincy Troupe un autre Miles Davis mis à nu sans ses lunettes, tout autre que celui qu’on connaissait par ses disques, CD ou concerts.
Miles Davis malgré lui participera et n’échappera pas au phénomène de la revisitation des artistes défunts. Don Cheadle incarnera Miles à l’écran, selon l’adaptation du présent livre. La sortie sur les écrans de l’hexagone est prévue pour 2009 ! Personnellement, je préfère voyager avec la magie des mots de Quincy Troupe que de voir en chair et en os la traduction approximative d’un corps décharné qui n’appartient pas aux tripes du musicien Davis. Je n’ai que fiche de la môme Piaf interprétée par la Cotillon ou cet autre tromblon de ricain qui mimait un Jim Morrisson compulsif. Les lois du marché imposent des icônes pour celles et ceux qui ne savent ni lire ni écouter à la marge la musique !

La musique de Miles est intemporelle et pourtant toujours présente, elle se perpétue chez de nombreux musiciens de tous les horizons de la création. Un jour Miles en verve spirituelle digne de John Coltrane confia à Quincy Troupe : "Quand je pense à ceux qui sont morts, ça me met tellement en colère que j’essaie du coup de ne pas y penser. Mais leurs esprits se promènent en moi, si bien qu’ils sont toujours là et se transmettent aux autres. C’est une sorte de truc spirituel, et une part de ce que je suis aujourd’hui, c’et eux. Les choses qu’ils m’ont apprises sont toutes en moi. La musique relève de l’esprit et du spirituel, et des sentiments. Je crois que leur musique est toujours présente quelque part, tu vois. La musique qu’on jouait ensemble doit être quelque part parce que c’est là que nous l’avons soufflée, et cette chose est magnifique, spirituelle" (p.201-202).

Certains ont crié au scandale à la récupération commerciale de Miles durant ses dernières années d’innovation et de fusion musicale. On ressent encore des accents de constipation dans l’antichambre du Lincoln Centers’s Jazz Programm qui désigne le jazz comme la musique classique américaine. A sa tête, le trompettiste Wynton Marsalis objecte toujours les méthodes peu convenues de Miles. Dans son épilogue, Quincy Troupe s’insurge : "La vision de Wynton semblait le transporter en arrière pour recouvrir le grand-jazz — et le musique classique européenne — du passé. C’est bien. Mais Miles essayait sans arrêt d’avancer vers le futur — qui est bien aussi — là où le jazz a toujours tenté d’aller. Que leurs visions se heurtent n’était pas le problème ; ce qui pose problème, c’est que Wynton ait laissé leurs différends personnels déteindre sur son jugement de ce qui et ou n’est pas vraiment de la grande musique" (p.198).

Heureusement, le génie du jazz Miles Davis coure entre les mots de Quincy Troupe. SPLATCH, cinquième plage de l’album TUTU (1986) de Miles. Il symbolise en quelque sorte à mon humble avis, tout le grand art de Miles. La spirale musicale ascendante de ce morceau s’achève en quelque sorte par la boucle mélodique du départ.

Merci Miles Davis et un très grand merci à Quincy Troupe pour ce bel ouvrage qui ouvre un regard sur le cheminement d’un autre futur musical où le jazz et toutes les musiques vivantes baisent avec la grande Ours et laissent émerger dans leurs sillages la fusion des genres : le pont !

Quincy Troupe : Miles Davis / éditions Le Castor Astral / traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emilien Bernard et Alexis Allais / préface d’Yves Buin / photo de couverture : Claude Cassian / 224 pages / prix : 14 € / 12 mars 2009.