A corps ouvert dans les rues d’Alger 1

A corps ouvert dans les rues d'Alger 1

Avril 2009. Alger... Une semaine à peine après les élections présidentielles. Tout semblait à sa place. Rien n’avait changé. Toujours le même décor. Immeubles fissurés. Maisons délabrées. Des êtres fatigués par le temps qui marche à reculons. 10 h. La rue principale qui mène vers la Casbah, la vieille ville, grouille de monde. Les commerçants ont depuis belle lurette ouvert leurs échoppes et installé leurs marchandises à l’extérieur, sur des étals, le long des trottoirs rendant la circulation piétonne très difficile. La cohue. Le bruit des voitures qui bouchent la circulation dense. Le mouvement de la vie urbaine et de ses désagréments. Et dans ce lieu où la vie passe son temps à bouillir, il fallait presser le pas.

Plus que quelques heures avant de retourner sur les empreintes de sa vie qui se joue en solo depuis que l’homme qu’elle avait dans la peau avait filé à l’anglaise.

Visiter le mausolée de Sidi Abderrahman, le père spirituel de la ville d’Alger. Ce sanctuaire construit au cœur de la vieille médina vers la fin du XVIIe siècle. Cet espace qui demeure sourd aux bruits de la ville. Tel était son plus vif et ardent désir !

« C’est un reportage sur la Casbah. Pour le journal. Je serai accompagnée. Ne t’inquiète pas ! avait-elle répondu à sa mère qui lui avait déconseillé cet endroit.

Car selon les rumeurs, ce quartier qu’elle n’a pas revu depuis plus de dix années a perdu de son prestige d’antan. Il paraît que les murs de ses demeures s’effritent peu à peu sous l’effet des empreintes délabrées du temps qui erre de maison en maison. On dit qu’il ne chante plus. Qu’il ne vibre plus au rythme de cette musique lente et enivrante. Il parait qu’il devient de plus en plus vétuste et très pauvre. La mendicité est devenue une profession. La lutte pour la survie est le lot quotidien de ces âmes qui vagabondent sur les chemins d’une fatalité qui ne finit pas de les enrouler dans les limbes d’une mémoire collective qui titube dans les trébuchements de la grande Histoire. On raconte que ses ruelles étroites et sinueuses sont devenues des lieux d’insécurité où le danger peut surgir au détour de chaque coin de rue. Il paraît qu’une femme et son enfant âgée de huit ans ont été enlevées en plein jour sous les regards désabusés et empreints de tristesse et d’impuissance des hommes et des femmes. Des enfants âgés à peine de dix ans disparaissent pendant trois nuits pour réapparaître le quatrième jour, les yeux hagards, la mémoire en transe et la parole désarticulée. A l’image de robots programmés pour vivre dans l’ombre de l’obscurité et de l’aveuglement. Dans ce lieu fatigué d’avoir trop vécu, l’incompréhension possédée par la violence explose au cœur du silence qui se réfugie dans la folie qui vagabonde dans des points d’interrogation restés en suspens. Les rumeurs les plus folles circulent au sujet de ce lieu. Des rumeurs qui n’ont pas cessé d’attiser sa curiosité.
Mais était ce bien la seule raison ? Non ! Il fallait se l’avouer.

Oh, un sentiment fait trembler son corps et vient creuser le vide de son intériorité !

Ce mausolée qui surplombe la merveilleuse baie d’Alger était devenu son objet d’obsession depuis que sa relation avec l’autre, celui qui marchait dans ses rêves, inondait son cœur et épanouissait son corps ; cet homme qui avait enchaîné son esprit, aimanté son âme et cultivé les désordres de ses émotions, s’était soudainement transformée en un monticule de mots sans suite et dénués de sens.

Alors que la douleur de l’abandon avançait à pas lents dans les blessures de son corps. Alors que la séparation la plongeait dans une torpeur irrémédiable, ce lieu ne cessait de lui coller à la peau. Il bousculait ses sentiments jusqu’à égarement. Et chaque nuit, ce Saint de blanc vêtu venait hanter ses films nocturnes.
Il apparaissait à l’aube. Beau. Grand. Il tenait dans sa main gauche deux bougies qu’il déposait sur son lit. Et de sa main droite, il caressait tendrement ses deux joues avant de disparaître dans la lueur du petit jour naissant.

Ces apparitions avaient un sens prémonitoire. Elle le savait. Et seule une visite à ce Saint pouvait la délivrer. Apaiser ses bouleversements intérieurs. Effacer le goût du sexe de l’être aimé qu’elle avait encore dans sa bouche. Et oublier les va et vient de son sexe dans son sexe. Cette danse des corps et des âmes qui se perdent dans un monde brumeux. Lui qui s’enfonce un peu plus dans elle. Ce trou noir, lieu de plaisir érotique. Source de sensations ô combien voluptueuses ! Ah, son corps ne finit pas de s’abreuver des gouttelettes de sueur de cet homme- fontaine qui se noie dans les vagues de la jouissance ô combien rédemptrice !

Et lorsque le jour s’éteignait, elle allumait les deux bougies sur son balcon parisien promettant de se recueillir sur la tombe de cet homme qui veillait sur elle. Elle voulait ainsi exorciser le mal d’amour qui ne cesse de la ronger, elle qui s’obstinait à refuser de mourir dans l’indifférence de l’autre. Celui qui avait disparu à l’aube, après une longue nuit d’amour rythmée aux sons des leurs ébats passionnés, de leurs gémissements qui se ressourcent aux origines du Verbe et de l’Amour.

C’est à proximité du mausolée, à quelques mètres de l’entrée qu’elle avait remarqué le paquet de cartes postales entreposé dans une boîte en carton, posée à même le sol, aux pieds d’un homme d’une soixantaine d’années, assis sur une chaise en bois bleue turquoise. Son esprit semblait perdu dans les bas fonds d’un inconscient encombré.

Des photos du siècle dernier. Un ami réalisateur avait dans un documentaire sur Alger souligné l’engouement des Algérois pour les images de « Dzair el kh’dima » (Alger l’ancienne), un passé à la fois aimé et haï. Ces cartes postales étaient pour elle des témoins du passé, des moments biographiques importants car révélateurs des histoires de vie d’une temporalité passée qui servait à comprendre le présent et à envisager l’a-venir.

Dès qu’il l’aperçut, le vendeur se redressa comme un ressort. D’un geste presque machinal, il réajusta sa veste noire à moitié froissée. Et en exhibant sa marchandise, il mima un grand sourire. Ses grands yeux noirs brillaient. Elle sentit son corps se recroqueviller sur lui-même. Le regard que cet homme posait sur les parties de son corps que son jeans moulant laissait transparaître secrétait un sentiment de gêne. L’éclat de ses yeux perçants troublait profondément son fort intérieur. Comment dire… Trop, c’est trop, elle se sentait mal à l’aise. Son corps n’avait pas cessé de faire l’objet de remarques désagréables voire pornographiques de la part d’hommes rencontrés sur son chemin :

« Kahba » (pute), « Moutabarija » (dévergondée). « Ah, celle là, elle sort tout droit d’un film porno ! ». « Wach, kh’ti » (quoi, ma sœur). « N’habek ya rabak » (Ton Dieu, comme je t’aime). « Ya satar ya rahim. Jahanam ! » (L’enfer ! Que Dieu nous préserve !). « Fitna ! Fitna ! » (desordre social).


A suivre...