Les feuilletons turcs séduisent les téléspectateurs algériens

Les feuilletons turcs séduisent les téléspectateurs algériens

Il est dix-neuf heures. Amel et ses tantes s’impatientaient depuis une
heure déjà pour aller se placer devant le petit écran en attendant la
projection de leurs feuilletons favoris. Depuis quelque temps, toutes
les femmes de la famille sont devenues des fans des acteurs des deux
feuilletons turcs, El Houlm el Dae’e (le rêve perdu), et Wa
tamdhi el Ayam
(et les années s’écoulent).

Amr, le beau mat aux yeux vert, trimballant avec lui une enfance
tourmentée après le décès de ses parents survenu lors d’un tremblement
de terre, et Asmar, le brin viril, fort, robuste, mais si épris de
l’amour de son enfance « Zizou » qu’il a perdu depuis des années, sont
les idoles des jeunes adolescents, filles et garçons, et même des
adultes. Les adolescentes collectionnent leurs photos, les mères de
famille attendent avec impatience de connaître le dénouement de
l’histoire, et les jeunes femmes rêvent d’avoir pour partenaire l’un
des deux beaux hommes.

La famille de Amel se bouscule devant le petit écran, réclame le
silence. Des « chut ! » nerveux se font entendre par ci par là. Il est
19h10, on presse le bouton de la télécommande illico presto pour
zapper sur MBC4.
Il faut dire qu’Amel et sa famille se donnent rendez-vous chaque jour
à cette heure pour suivre les rebondissements des deux feuilletons
programmés dans des tranches horaires successives. « Deux heures devant
le petit écran, ce n’est pas rien, car c’est tellement passionnant
 »,
déclare Amel.

Sa mère venait de mettre la grande marmite où mijotait à feu doux une
délicieuse h’rira, plat très prisé par la famille, venue de l’Est
depuis 20 ans pour s’installer à Alger. « Combien de fois ma mère, fort
concentrée sur le déroulement de l’épisode, a brûlé le dîner
 », rit
Amel, avant de reprendre la télécommande pour augmenter le son. Plus
aucun bruit, on entendrait même la respiration ponctuée des membres de
la famille, où les soupirs des jeunes femmes, quand, Asmer, le tendre
homme, attentionné, prend dans ses bras son amoureuse pour lui
murmurer de doux mots enfiévrés.

« Mais, cet homme est merveilleux. Pourquoi n’avons-nous pas des hommes
comme ça chez nous en Algérie
 », a crié la petite sœur de Amel, âgée à
peine de 13 ans. « Des hommes, il y en a, mais ils ne sont pas aussi
délicats, c’est de véritable mufles
 », n’a pas hésité d’ajouter Nadia,
la plus aînée, pharmacienne, âgée de 28 ans.

Les commentaires se font vite entendre par les unes et les autres.
« Mais quand est-ce que ce Maêmoune découvre l’infidélité de son épouse
Yasmine ? Il l’a mérité en tout cas
 », articule l’une des quatre
sœurs. La mère profite de la pause publicité pour se précipiter dans
la cuisine, terminer de garnir la salade et préparer la table du
dîner. « Mon époux est très exigeant. Heureusement que les pauses
publicitaires me permettent de vaquer à mes occupations. Je suis
devenue dépendante de ces deux feuilleton et puis les histoires sont
si originales
 », déclare-t-elle.

Hommes et femmes en sont fan ! Après la fin du feuilleton turc Noor, qui a longtemps fait parler
de lui, voilà le tour de plusieurs autres de se frayer une place de
choix dans le quotidien de la famille algérienne. Délassement, envie
de fuir un tant soit peu la réalité, désir de s’identifier aux stars
dans les détails près de leur vie sociale, autant de motifs qui
poussent les Algériens à devenir les téléspectateurs invétérés des
séries turques.

Farida, étudiante en interprétariat, avoue ne brancher depuis deux ans
que sur les feuilletons turcs. « Ils sont même meilleurs que les
télénovélas brésiliens traduites en arabe. Les scénarios de ces
feuilletons turcs ressemblent tellement à ce qu’on vit. En plus, la
Turquie est un pays musulman, connu pour avoir des tabous similaires à
ceux de notre société
. », a-t-elle expliqué.

Sa copine, Mellissa soutient son avis, avançant que ce qui fait la
spécificité de ces produits est le fait qu’ils sont un mélange
d’action, de romance et de réalisme. « Ils tracent des histoires
réelles, mettent en évidence des problèmes rencontrés dans la vraie
vie, et mettent en valeur la beauté de l’amour. Tout ça en jouant sur
la dimension fiction et en permettant au téléspectateur de rêver
 »,
a-t-elle soutenu.

Sur la liste des fervents fans des feuilletons turcs ne figurent pas
uniquement la gent féminine. Les hommes aussi occupent une place
considérable. A cet effet, Fateh, chômeur, 24 ans, affirme que depuis
qu’il a découvert le feuilleton Sanawet el Daiaê, (les années de
perdition), il est devenu un fan. Ce jeune, qui subsiste encore dans
le chômage, dit trouver en ces feuilletons un passe-temps, mais
également une échappatoire. « Je choisi bien mes feuilletons. Je suis
actuellement
La Vallée des Loups, un feuilleton extraordinaire
tiré du film réputé du même nom, qui relate une histoire vraie. Le
feuilleton est empreint de violence certes, mais il est réaliste dans
plusieurs scènes
 », dit-il.

De son côté, Réda, affirme que c’est la force qui se dégage des
acteurs turcs campant des rôles de voyou, de justicier ou de double
agent qui l’accroche. « Je suis attiré par leur force et je sais que
les filles algériennes aiment l’homme fort
. »,
« Seulement, celui qui utilise sa force pour les protéger et qui est
très tendre dans son amour
 », lui répond sa campagne Ahleme, qui ne
dissimule pas, devant son copain, son attirance vers Asmer, insensible
avec ses ennemis et très sensible et doux avec sa dulcinée.

Après les feuilletons syriens, les feuilletons turcs ont conquis les
écrans des pays arabes. Pour preuve. Le feuilleton syrien Bab el
Hara
et la série turque Noor arrivent en tête des dix programmes
télévisés les plus regardés sur l’échelle mondiale, selon le rapport
annuel Eurodata TV Worldwide réalisé pour l’année 2008, auprès de 80
pays dans le monde. Le rapport a également mis en évidence
l’augmentation du suivi journalier des émissions télévisées qui a
atteint 188 minutes par jour pour un téléspectateur, soit une
augmentation d’une minute pour un téléspectateur par rapport à 2007.

« L’amour, le point fort de ces productions »

Beaucoup d’indicateurs sur l’audience de ce feuilleton permettent de
mesurer l’ampleur du phénomène qui gagne le grand public depuis la
diffusion de ce feuilleton. « Ce ne sont pas uniquement les femmes qui
suivent ce feuilleton, même les ados en deviennent de véritables
adeptes
 », nous déclare, tout de go, cette femme au foyer.
« L’amour est le point fort de ce feuilleton turc qui font fureur dans
le monde arabe
 », affirme une psychologue. Ce feuilleton, et bien
d’autres, accusé d’être des briseurs de couple, ne représente, selon
la spécialiste, qu’une fuite en avant des problèmes de la réalité
rencontrés par de nombreux couples incapables de résoudre leurs
différends. « Il serait vraiment réducteur d’accuser un feuilleton des
défaillances au niveau de la communication qu’observent de nombreux
foyers algériens dans lesquels la tendresse et le dialogue font
défaut
 ».

La psychologue affirme, par ailleurs, que l’engouement du grand public
pour les feuilletons turcs est attribuable au fait que ces derniers
proposent une représentation réelle de la famille musulmane tiraillée
entre conservatisme et modernisme. En ce sens, le feuilleton Noor
offre au grand public l’image d’une famille tolérante, au sein de
laquelle on peut évoquer à son aise des sujets tabous comme l’amour,
le sexe, les relations illégitimes.

Concernant l’attraction des jeunes pour ce feuilleton, la psychologue
affirme que cela varie d’une personne à une autre. Ainsi, alors que
les jeunes hommes sont attirés par la personnalité de Yahia, le
personnage de Sanouat eddayaa, viril, fort, et très amoureux, les
filles ne cachent par leur amour pour Mohannad, le beau blond, au
sourire dévastateur, qui nourrit leurs illusions.

L’on conçoit, par ailleurs, que tout en ce feuilleton est conçu de
manière à accrocher l’attention du grand public. Les personnages sont
beaux, séduisants, brillants, ils exercent des métiers à envier, Noor,
l’actrice principale qui a donné son prénom au feuilleton, est
modéliste et conceptrice de mode, alors que son époux est un important
homme d’affaires.

A leur tour, les sociologues arabes n’ont pas manqué d’analyser le
phénomène de société que sont devenus les feuilletons turcs. Pour eux,
ce genre de feuilleton reflète une dualité entre modernité et
tradition que les Arabes vivent mais assument difficilement. La série
serait, en ce sens, un soulagement d’une angoisse fort présente entre
incapacité d’équilibrer entre traditionalisme et modernisme. Sur un
autre chapitre, ces feuilletons turcs proposent des schémas familiaux
bien réel. Une femme active opprimée par son époux, un époux machiste
forcé d’accepter l’égalité avec la femme, une mère célibataire qui se
fait avorter, une épouse blessée après une trahison. Par un processus
d’identification, beaucoup de téléspectateurs se mettent à la place de
ces personnages, et vont jusqu’à comparer leur existence à la leur.
La série Noor a également joué sur un point fort délicat, la
tolérance en Islam. Ainsi, le feuilleton, de l’avis de nombreux
sociologues, montre de jeunes musulmans libéraux. Ce à quoi aspirent
beaucoup de téléspectateurs et qui n’est pas toujours évident dans des
contextes régis par un conservatisme aveugle.