Sourire Mortel, Nouvelle

Sourire Mortel, Nouvelle

Alger, 2015

Pour une fois, il faisait beau. Pas un souffle de vent pour ce premier week-end de printemps. Comme tous les jeudis, la circulation automobile était interdite dans le pays. La grande avenue Abdelaziz Bouteflika était noire de monde. Ceux qui la montaient sont sur le trottoir de gauche, ceux qui la descendaient, sur le trottoir de droite. Parfait. La plupart des promeneurs étaient là pour profiter du soleil.

Beaucoup en famille, d’autres tous seuls. De toute façon les mains dans les poches. Obligatoirement. En bas de l’avenue, un gros peloton d’hommes et de femmes attendait. Les M.S.A, Milices de Surveillance de l’Armée, autorisaient l’entrée toutes les dix secondes à deux personnes. Ce qui donnait une circulation très fluide. Un pas de cinquante centimètres à la seconde. Pas plus, pas moins. Le rythme était bien sûr un peu lent, mais les gens étaient là pour se promener. De toute façon, c’était ainsi sur toutes les avenues. Seules, les petites artères qui permettaient d’y accéder étaient laissées à l’anarchie. Là, le rythme y était libre. Libre, mais surveillé, pour éviter que certains en profitent pour courir.

Dès qu’un binôme avait démarré, celui-ci pouvait donc flâner à l’allure indiquée et profiter des belles devantures de magasins qui présentaient les plus beaux bijoux, les beaux vêtements, les plus belles voitures du pays. Bien sûr, pour ne pas fausser la cadence instaurée, il était rigoureusement interdit de s’arrêter. Ces magasins étaient, d’ailleurs, destinés à une toute autre clientèle : celle qui venait faire ses achats la semaine, quand la circulation automobile était libre et que les promeneurs du jeudi étaient à leur travail. Arrivé en haut de l’avenue de 3,263 Km, après une heure, 48 minutes et 46 secondes de promenade, le binôme rendait son ticket de passage aux M.S.A. et pouvait repartir par une autre avenue. Ou alors redescendre par la même, mais sur l’autre trottoir. Il suffisait de refaire la queue au gros peloton du haut.

Comme les voitures, les hauts talons, les bottes, les chaînes, les enrhumés, les colliers, mais aussi les animaux, les handicapés moteurs et les sourds, les enfants de moins de dix ans y étaient interdits le jeudi. Le silence était total. Parfait.

Mais l’être humain reste ce qu’il est. Avec ses qualités bien sûr, mais aussi ses défauts. Et sur les Cinq millions de badauds qui se déplaçaient dans la journée, il arrivait souvent que l’un d’entre eux s’oublie, et par la même occasion, oublie la loi. Et c’était ainsi que l’on pouvait entendre un cri, un claquement ou tout autre bruit interdit. Chaque fois, dans un ensemble parfait, le responsable de cette tempête et les autres membres de la promenade se stabilisaient et attendaient. Ce qu’ils guettaient, c’était la mise en route de la sirène assourdissante qui provenait de la voiture du chef des M.S.A.

Grâce aux caméras et aux micros installés sur chaque arbre, celui-ci pouvait en une fraction de seconde enregistrer et repérer le coupable.

On entendait alors tous ces sons impitoyables qui venaient agresser les oreilles. Comme pour punir. Un moteur hargneux qui criait son arrivée, et les pneus qui hurlaient de laisser un peu de leur peau sur le bitume. Les portes qui s’ouvraient et qui claquaient comme pour donner l’ordre de départ aux clous des bottes. Les coups sourds qui s’abattaient sur le coupable et, pour finir, chacun de ces tumultes qui recommençaient mais dans l’ordre inverse. Cette intervention sonore se produisait en moyenne une fois par jour. Parfois, c’était un cardiaque ou un asthmatique qui avait ignoré les strictes recommandations de la loi, et qui osait troubler de son cri de douleur la foule accompagnatrice. Mais le plus souvent, c’était une personne que rien ne prédestinait à fauter, et qui, par étourderie, une des causes principales des méfaits humains, allait se retrouver sous le joug d’une condamnation immédiate du Tribunal Central. Ce pouvait être un hoquet anodin, mais qui, au milieu de ce silence total, allait devenir monstrueusement audible. Ce pouvait être également un pied qui trébuchait. Lorsque son propriétaire calculait mal la distance pour traverser l’une de ces rues perpendiculaires, et que son allure cadencée et métrée entraînait ce fameux pied contre le trottoir. Ce pouvait être aussi l’homme ou la femme qui, perdu dans ses pensées ou se souvenant d’un coup de téléphone oublié, d’un nom recherché depuis longtemps, hurlait un " merde " tonitruant après s’être violemment heurté le front d’un claquement de paume. Chez certains êtres faibles, les réflexes d’autrefois pouvaient revenir sans prévenir. La loi était pourtant là depuis plus de dix ans. Bien sûr, il était arrivé que ce ne fût pas par réflexe, et que l’auteur le fasse volontairement. Quelques anarchistes, quelques fous, avaient tenté de s’opposer à cette nouvelle organisation de la vie en Algérie décidé par le « cœur glacé » du système nommé Big Boutef : arrivés au milieu de l’avenue, ils s’arrêtaient et hurlaient à pleins poumons des insanités à l’encontre du pouvoir. Mais les interventions rapides et efficaces des M.S.A. et le petit nombre de ces nostalgiques, faisaient qu’il n’était pas utile d’en parler trop longtemps.

Ce jour-là, tout semblait calme. Il était un peu plus de dix-huit heures et les derniers laissez-passer avaient été distribués. La nuit allait tomber très vite et il était recommandé de rentrer chez soi à dix-neuf heures, afin d’éviter l’amende. Pour une fois, personne n’avait commis une erreur qui aurait nécessité l’intervention du M.S.A. Certains le regrettaient, car ces scènes donnaient un très bon sujet de conversation le soir, en famille, quand il devenait certain d’être à l’abri des micros. C’est alors que la voiture blanche aux lettres bleues arriva silencieusement, pour s’arrêter lentement au milieu de l’avenue. Tellement surpris, la plupart des promeneurs furent pris de panique. D’habitude, on entendait au loin s’approcher le bruit répréhensible de la sirène. Souvent on devinait le coupable. Mais là, rien.

Personne n’avait éternué, toussé, trébuché, et pourtant les portières s’ouvrirent. Un peu plus loin, deux femmes s’évanouirent. Quelques hommes reculèrent apeurés. Quatre policiers en civil, reconnaissables à leur casquette grise, sortirent en trombe pour s’abattre sur l’un des promeneurs, qui restait debout au milieu des larves craintives. Après l’avoir menotté, ils le projetèrent dans le coffre, rejoignirent leur place. Ils démarrèrent aussi posément qu’ils étaient venus. Qui était donc l’homme qu’ils venaient d’arrêter ? Il n’avait pourtant rien fait. Du moins… Il semblait que… Tous les témoins se regardaient, tandis que les M.S.A. les invitaient avec des gestes menaçants et des regards haineux à reprendre la promenade. Il fallut bien trente secondes pour que le rythme se réglât de nouveau et que cet épisode inhabituel s’estompât. Chacun maintenant avait hâte d’en finir et de sortir de l’avenue pour commenter cette arrestation. Dans quelques secondes, un grand brouhaha s’installera en haut et en bas de l’avenue et chacun ira de son analyse, puis de ses commentaires et, pour finir, de ses certitudes.

Pendant ce temps, dans le coffre de la voiture, l’homme s’organisait pour économiser son oxygène. Il ne savait pas où les M.S.A. l’emmenait, bien qu’au fil des minutes, il commençât à s’en douter. Au début, il crut que personne ne l’avait vu. Mais ce qui venait de se passer lui prouvait que le système de surveillance était parfaitement au point.

Dès que la voiture démarra, il essaya de deviner, grâce aux virages qu’elle prenait, l’endroit vers lequel ils se dirigeaient. Trop de questions l’envahissaient et, il faut bien avouer, la peur qui tout doucement s’accentuait, l’empêchait de réfléchir. Bientôt la voiture roula de plus en plus vite et il comprit qu’ils étaient sortis de la ville. Ses doutes se transformèrent en convictions et il sut qu’on l’emmenait au Nouveau Quartier. Dans cet endroit se trouvaient le nouveau Palais de Justice, et juste à côté, la prison inaugurée depuis six mois, d’où personne n’était encore ressorti, car la peine minimale de ses prisonniers était de deux ans.

Bientôt tout s’arrêta. La voiture s’immobilisa mais personne n’en descendit. Au bout d’une bonne demi-heure, des pas se firent entendre et le coffre s’ouvrit. Aveuglé par la lumière des torches électriques sur son visage, il ne put voir tout de suite les étranges personnages, qui le tiraient vers l’extérieur et le jetaient par terre. Quatre militaires immobiles pointaient leurs armes sur lui, tandis qu’un jeune homme, vêtu d’un uniforme rouge écarlate, attendait les bras croisés. Une portière s’ouvrit et des mains puissantes le soulevèrent pour qu’il prenne la position verticale. Les torches s’éteignirent et il put découvrir où ils se trouvaient. Il n’eut pas le temps de regarder l’ensemble de la bâtisse, car on le poussait déjà brutalement à l’intérieur.

Les bras puissants qui le tenaient, l’entraînèrent rapidement à travers le palais pour arriver dans un amphithéâtre immense où se trouvait, sur une estrade, une dizaine d’hommes habillés tout de rouge. On le poussa jusqu’au milieu de la scène, où on l’assit sur un petit banc de dix centimètres de haut. Ainsi, il ne pouvait se redresser aisément. Derrière lui, il entendait le public qui commentait son arrivée. Il avait déjà entendu dire que des hommes et des femmes étaient réquisitionnés, chaque matin, pour jouer le rôle des spectateurs. Ils restaient assis toute la journée, à attendre qu’on leur amène quelques pauvres types à juger. De plus, grâce à ce procédé, chaque procès pouvait débuter rapidement.

Les quatre militaires prirent place sur le côté tout en le visant en permanence. Puis, le silence se fit quand, face à lui, prit place l’homme en rouge de tout à l’heure. Il portait une casquette noire sur laquelle était accroché le nouveau blason du pays. Une cible perforée en son milieu. On avait pu entendre, à l’époque, une multitude de signification à son sujet.

Ce silence insupportable dans cette grande pièce rappela à l’homme la grande avenue où il marchait encore il y a une heure. Il essayait de rester calme. Il n’avait pas commis un crime. Tout devrait s’arranger sans trop de dommages.

- Accusé, levez-vous !!!

Sa position inconfortable ne l’aida pas à obtempérer rapidement. Une fois debout, il posa le regard sur cette assemblée. Le rouge des habits rendait leur visage d’une pâleur effrayante.

- Vous êtes accusé d’avoir eu, en ce jour du 15 avril 2028, un comportement en public inacceptable et hors-la-loi !!!

A chaque mot prononcé, la voix du jeune homme en rouge retentissait comme une claque.

- Pendant toute la période de votre jugement, vous devrez nous faire face à chaque instant. Au moindre mouvement de corps dans un sens ou dans l’autre, vous serez abattu sur-le-champ !!!

Derrière, on put entendre les murmures du public. Il était effectivement rare qu’il ne puisse voir le visage de l’accusé. L’homme resta immobile.

- Devant la gravité de votre acte, la loi vous interdit le recours à un avocat. Vous devrez donc vous défendre vous-même.

Il se tourna alors vers l’extrême droite de la cour, où, sur un signe de sa tête, un vieil homme se leva difficilement.

- Maître, veuillez exposer à l’accusé ce que la cour lui reproche.

Le vieillard prit la feuille posée devant lui et lut :

- Accusé ! En ce jour du 15 avril 2015 à 18h15, vous vous êtes rendu coupable de l’émission d’un sourire. Un frémissement parcourut la foule, car ce genre de délit était devenu très rare, et, en général, jugé sévèrement.

- Ce fait a été commis par vos soins, sur l’Avenue du grand et glorieux Abdelaziz Bouteflika, en public et sans retenue. Ce crime est passible d’une peine d’éloignement et d’isolement de 20 ans. Tels sont les faits qui vous sont reprochés, après le témoignage indiscutable du Chef de la M.S.A.

Le vieillard se rassit lentement pour ne pas faire craquer le bois de sa chaise. Le jeune juge se leva et regarda l’homme assis en face de lui.

- Accusé ! Reconnaissez-vous les faits ?

Tous les membres de la cour, mais aussi le public, retinrent leur souffle, car de la réponse se dégagerait la qualité de cette soirée.

- Je ne me souviens de rien.

Ce sera une belle soirée…

Le juge frappa des poings sur sa table.

- Vous mentez ! Il est impossible d’oublier aussi vite un acte aussi barbare. A moins que vous ne vouliez, par cette réponse idiote, nous faire comprendre que le fait de sourire est pour vous un acte si habituel, que vous ne savez pas de quel sourire le pays entier vous accuse ? Vous voulez nous faire croire que pour vous, cet acte est si habituel que vous l’accomplissez dix fois, vingt fois, cent fois par jour, et que vous ne comprenez pas pourquoi vous vous retrouvez assis sur ce banc ?

Le juge maintenant hurlait.

- Non pas du tout… Je ne veux rien vous faire croire. Tout ce dont je me souviens… C’est que je pensais à autre chose et que, sans le vouloir, je vous l’assure… J’ai souri…

- Vous venez d’avouer !!! Vous venez d’avouer avoir souri !

L’homme s’étonna de ne pas céder à la panique. Pourtant, il n’avait jamais rien fait d’héroïque. Ceux qui ne l’aimaient pas auraient même pu dire de lui que c’était un poltron. Aujourd’hui, il se sentait bien. Même de mieux en mieux. Peut-être commençait-il à comprendre qu’il ne s’en sortirait pas. Qu’il devrait aller jusqu’au bout de ce qui deviendrait, sans doute un jeu. Cruel. Il essaya néanmoins d’être coopératif.

- Je n’avoue rien du tout, monsieur le juge, mais je ne peux évidemment mettre en doute la parole du chef de la M.S.A.

- Effectivement… Je vois que vous commencez à comprendre qu’il est de votre intérêt d’aider la justice… Le petit juge sembla se calmer. Il se leva, et sur son visage avait disparu toute trace d’énervement.

- Accusé ! Aujourd’hui 15 avril 2015, vous avez commis un crime réprimé par la loi du 24 octobre 2013, qui interdit tout acte qui pourrait entraîner le moindre bruit en public, dans les zones réservées au silence. Le sourire est reconnu comme étant le bourgeon d’où naîtra rapidement le rire. Ce rire n’est toléré que pour les enfants et les simples d’esprit. Pour les premiers, dans l’enceinte familiale… Pour les deuxièmes… De toute façon, ils sont tous enfermés et isolés.

Le petit juge se tourna vers le public, bomba le torse et démontra qu’il était bien l’un des meilleurs élèves des Cours de Formations organisés par le Gouvernement.

- Tous ces actes n’ont pas été interdits gratuitement… Avec pour seul but de terroriser le peuple, comme voudraient le laisser croire ces imbéciles de soi-disant démocrates, qui n’ont pas hésité à aller se réfugier dans nos pays voisins. Quand le Chef Suprême de la Libération, Big Boutef, a accédé au pouvoir, il a réfléchi des journées entières pour trouver le moyen de sauver le pays de la folie. Des journées entières pour vous sauver ! …Je suis sûr qu’il est inutile de décrire, une nouvelle fois devant vous, ce qu’était devenue la vie à la fin du siècle dernier ! Chacun d’entres-nous a encore, malheureusement, au fond de sa mémoire, les images polluées des télévisions du monde entier, dans lesquelles la luxure, la vulgarité et la violence étaient quotidiennement à la une. Et tout ça au nom de quoi ?… Au nom de ces fameuses libertés dans lesquelles vous étiez… Nous étions tous prisonniers !!! A cette époque malheureuse pendant laquelle les hommes politiques étaient raillés régulièrement par des soi-disant comiques, qui n’avaient même pas le courage de porter un nez rouge.

Le petit juge se sentait sûr de lui. Il savait que le peuple était faible et influençable. Que chacune de ses phrases atteindrait le but qu’il s’était donné. On lui avait appris à parler au peuple…

- Si votre mémoire a gardé toutes ces images, elle aura surtout gardé celles de la joie immense dans les rues de la capitale, quand le vénéré Chef Suprême, Big Boutef, a pris le pouvoir. Quand il a balayé d’une main de fer cette vermine qui vous écartait de votre devoir envers le pays : l’enrichir… Enrichir votre Gouvernement vous enrichit… Appauvrir votre Gouvernement vous appauvrit…

L’homme baissa la tête. Il savait que c’était foutu. Qu’il ne s’en sortirait pas. Leur machine était en marche depuis si longtemps… Elle était trop bien rodée. Ils avaient la loi. Leur loi… Ils avaient aussi les images…

- C’est très bien, vous avez avoué… Mais ce n’est pas tout ! Il nous faut des explications ! Vous ne semblez pas être simple d’esprit, donc, vous ne pouvez avoir souri ainsi sans raison.

Bien sûr qu’il avait souri. Il se souvenait même qu’il avait failli crier. Crier sa joie. Il se souvenait qu’il avait eu envie d’interrompre ce défilé silencieux et ridicule. Qu’il avait voulu hurler son bonheur à tous ces gens autour de lui. Ce matin, elle lui avait dit oui. Ce simple mot : oui. Ce tout petit mot qu’il attendait depuis des mois. Ce matin, elle l’avait accepté dans sa vie. Lui, qu’il l’aimait tant. Mais là, maintenant, il ne pouvait plus le dire. Encore moins le crier. La plupart ne pourraient le comprendre. Les autres, moins nombreux, feraient semblant.

- Je… Je ne sais pas… Je pensais certainement à autre chose…

Le petit juge se leva brusquement. Ses yeux semblaient sortir de leurs orbites. Il hurla :

- A quoi pensiez-vous ? Il faut que nous sachions. Il faut que le peuple, ce peuple dont vous vous êtes exclu volontairement, sache. Il faut que votre erreur serve à ceux que vous avez trahis.

C’était trop con. Depuis sa plus tendre enfance, on lui empêchait tous ces plaisirs. Tous ces gestes dont il avait entendu parler. Tous ces mots interdits. Et aujourd’hui, parce qu’il aimait, parce qu’il en avait souri, parce qu’il en était heureux, il se trouvait dans cet amphithéâtre. Sur ce tabouret, comme n’importe quel autre criminel. Comment peuvent-ils réussir à supprimer le bonheur ? Comment peut-on seulement en avoir l’envie ? N’aspiraient-ils pas au bonheur eux-mêmes ? Et de quel droit, en plus ?…

- Je ne m’en suis pas rendu compte, mais j’ai souri… J’ai souri parce que… Parce que j’étais bien. Tout simplement.

L’homme regardait le petit juge. Il lui parlait calmement. Un peu comme à un confident.

- J’ai souri parce que, sur cette avenue, mon père a passé les plus beaux moments de sa jeunesse. Il y dansait, il y chantait. C’est d’ailleurs à cet endroit qu’il a connu ma mère… A cette époque, un proverbe disait : le rire est le propre de l’homme… Et pendant cette ballade, je me suis souvenu de ces soirs pendant lesquels il me racontait ces instants-là.

On put lire alors, sur le visage du petit juge, tous les plis d’une haine que seul un homme peut inventer. Il prit un ton ironique pour déclarer :

- Mais, monsieur l’accusé, il me semble, malheureusement pour vous, nécessaire de vous rappeler que cette période est révolue. Que ce rire, que vous regrettez et que vous désirez porter aux cieux, ramenait en son temps l’homme au rang d’animal. La preuve en est que vous n’avez pu contrôler vos réflexes ! Comme ces hyènes qui pullulent dans certains pays de sauvages !

L’homme prit sa tête entre ses mains. Tout cela était trop ridicule. L’autre semblait avoir atteint le paroxysme de la jouissance. Le pauvre, peut-être était-ce là le seul moyen qu’il connaissait pour y parvenir.

- Mais j’y pense… Vous n’êtes peut-être pas responsable de ce qui vous arrive. Vous venez de nous dire que votre père vous racontait ces années de misère… Il vous a donc obligatoirement influencé ?… Accusé ?

- Comprenez que si vous aidez la justice… Si vous l’aidez à comprendre les raisons qui vous ont poussé à commettre ce crime, le Tribunal aura alors obligatoirement recours à la clémence… Nous ne sommes pas des chiens assoiffés de sang ! Aidez nous et nous vous aiderons à vous soigner, et nous sommes sûrs que, dans quelques années, vous serez capable de reprendre une vie normale…

L’homme sentit au plus profond de lui naître le sentiment pour lequel il était là, assis sur ce tabouret. Ça partait du ventre et remontait tout doucement. Tout cela lui semblait si stupide. Une bouffonnerie. Voilà le terme qu’il cherchait pour décrire la scène. Il n’avait que des bouffons devant lui. Où se trouvait leur roi, qu’on puisse voir si, lui, souriait à tout ça ?

Une porte s’ouvrit sur la droite, et un homme en uniforme pénétra dans la pièce. Plein de déférence, il s’approcha du juge et lui donna un dossier. Un silence de mort s’installa alors, car cette mise en scène était connue du public. Cela signifiait, en général, qu’un nouvel élément allait donner encore plus de piment à cette affaire. Le petit juge ne remercia même pas le soldat, et se mit à lire les quelques feuilles posées devant lui. Au bout des quelques secondes, il fixa l’homme assis devant lui.

- Accusé ! On m’apporte à l’instant le compte-rendu de tous les témoignages obtenus après l’attentat dont a été victime le palais présidentiel la semaine dernière. Et j’ai là, sous mes yeux, la confirmation d’une corrélation entre cette affaire et la vôtre.

Le juge fit une pause, comme pour bien gérer l’effet de son annonce.

- Grâce au civisme de la grande majorité des habitants de ce pays, les services de police ont pu établir un portrait-robot du leader de ce groupuscule révolutionnaire, que nous sommes sur le point d’anéantir. Dans quelques semaines, ce ramassis de traîtres ne sera qu’un mauvais souvenir… D’autant plus que ce chef, dénommé Benchikhou, mais surnommé par ces hommes " L’homme libre ", a été arrêté ce matin !

Un murmure parcourut la salle, et deux soldats, au fond de la salle, applaudirent, suivis immédiatement par tout le public.

- Oui, mesdames, messieurs ! Cet homme aux mains ensanglantées, ce danger pour le peuple de notre pays, est là, devant vous, assis sur ce tabouret !

Il prit une feuille posée sur son bureau et la brandit au regard de tout le monde. Seul le premier rang pu voir distinctement la photo. Tout comme l’homme assis. Il ne fut même pas surpris de se reconnaître. Un peu comme s’il l’avait deviné depuis l’entrée de l’homme en uniforme, et de son regard furtif dans sa direction.

- Je crois qu’il est inutile de demander à la Cour de se retirer pour délibérer… Ni d’écouter votre défense, puisque vous êtes indéfendable … Le Tribunal Central vous condamne à mort et vous serez fusillé dès demain matin, sur la Place des Généraux. La séance est levée et je vous demande de quitter la salle dans le plus grand silence. Peuple libéré ! La justice reste à votre service !

L’accusé redressa la tête pour mieux regarder ce petit bonhomme qui lui faisait face, et qui était responsable de cette mascarade. Lui, l’Homme Libre ? Il aurait bien aimé avoir le courage d’être cet homme-là. Ce héros-là. Voilà que pour conclure, on le prenait pour ce rebelle que tant de gens adoraient sans l’avouer. Sans même y penser. C’était trop drôle. Il se leva. Se retourna pour faire face au public. Il découvrit alors tous ces visages qui le regardaient. Comme il devait être bon être un héros ! Mais comme il doit être dur être le héros de ces gens-là. Sur leur visage, il pouvait lire la lâcheté… La bêtise, aussi. Mais il n’eut pas le temps de tous les regarder dans les yeux, comme il l’aurait voulu. La boule dans le ventre qui le chatouillait, depuis tout à l’heure, finissait sa remontée vers la surface. Et un superbe sourire vint décorer ses traits.

- Accusé ! Retournez-vous !… Retournez-vous et regardez-moi !

L’homme mit les mains sur ses hanches et affichait avec fierté sa grimace prohibée.

- Accusé ! Pour la dernière fois, retournez-vous ou je vous fais abattre sur-le-champ !!!

La boule éclata. Un bruit formidable arriva aux oreilles de toute la foule. Pour la plupart d’entre eux, ce fut, en l’espace d’une demi-seconde, un fulgurant retour en arrière. Comme un parfum rangé dans le coin de la mémoire, et qui resurgit au coin d’une rue… D’une rencontre. C’était un rire fort, un rire franc. Un rire vrai.

Ce fut la panique. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que le petit juge ne donne l’ordre aux militaires de faire taire l’accusé. Celui-ci était maintenant allongé sur l’estrade, et se tenait ce ventre qui lui faisait mal. Le manque d’entraînement, sans doute. Un coup de feu partit, mais ne put interrompre ce bruit défendu. Il fallut plusieurs balles pour que l’accusé se taise définitivement. Mais c’était trop tard. La moitié des témoins de la scène avait pris le relais, tandis que l’autre moitié sentait, eux aussi, une petite boule dans le ventre.

Le lendemain, l’unique quotidien, Moudjahid Bis, relata avec grandiloquence le formidable travail de la justice, ainsi que la rapide intervention des militaires. On pouvait dénombrer 147 morts sur les 160 spectateurs présents. Une enquête était ouverte pour savoir comment autant de complices de l’Homme Libre avaient pu assister à ce jugement. Le petit juge fut décoré immédiatement de la Grande Etoile d’Honneur. Le journaliste raconta avec quel talent il avait su faire craquer l’accusé.

Personne ne chercha à savoir ce que le petit juge avait fait pendant le carnage. Il avait disparu pendant plus d’un quart d’heure, pour réapparaître, devant les militaires inquiets, les yeux rouges. La fatigue, sans doute…