Une causerie libertaire avec Normand Baillargeon
À l’occasion de la réédition de son livre L’Ordre moins le pouvoir et de la sortie du film Chomsky & Cie, le Québécois Normand Baillargeon nous accorde un entretien.
Normand Baillargeon n’est pas un inconnu pour les lecteurs du Mague. Récemment, nous avons salué la réédition de son livre L’Ordre moins le pouvoir – Histoire et actualité de l’anarchisme aux éditions Agone.
Depuis le 26 novembre, les meilleures salles de cinéma ont à l’affiche Chomsky & Cie. En donnant la parole à Noam Chomsky, à Normand Baillargeon et à Jean Bricmont, le film de Olivier Azam et de Daniel Mermet (réalisé grâce au soutien de « souscripteurs modestes et géniaux », décortique les stratégies de propagandes médiatiques qui façonnent l’opinion publique. Un bel antidote pour lutter contre le novlangue qui nous opprime quotidiennement.
Professeur en Sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal, militant anarchiste, collaborateur de revues alternatives mais aussi chroniqueur au quotidien Le Devoir de Montréal durant plusieurs années, Normand Baillargeon répond à nos questions.
L’actualité cinématographique alternative est marquée par la sortie de Chomsky & Cie. Considéré souvent comme l’intellectuel vivant le plus important et le plus populaire, Noam Chomsky, linguiste, est curieusement peu connu en France. Daniel Mermet dit qu’il a eu bien du mal à trouver des traces sur Chomsky dans les archives de Radio France. En quarante ans, son nom n’est apparu que cinq fois sur France Culture, et dans les années 70 ! Avant mai 2007, date de la diffusion des émissions de Là-bas si j’y suis consacrées à Chomsky, France Inter n’avait jamais parlé de lui ! Ses recherches et ses opinions libertaires dérangeraient-elles ? Qui a peur de Noam Chomsky en France ?
Normand Baillargeon : Jean Bricmont a écrit dans le Monde Diplomatique d’avril 2001 des pages très éclairantes sur le sujet et comme je partage son analyse, je me permettrai d’y renvoyer. Je voudrais seulement ajouter quelques petits éléments et insister sur certains autres. Pour commencer et c’est très frappant, s’il y a un grand nombre de personnes qui font du travail intellectuel et militant admirable en France, on y trouve aussi divers intellectuels médiatiques qui n’ont guère d’équivalent ailleurs dans le monde et qui semblent avoir un énorme pouvoir de censeurs de l’opinion. Ces gens sont singuliers notamment par leur profond conservatisme qui se donne en certains cas des apparences de radicalisme et par leur tendance à produire de grandes phrases d’une étonnante vacuité qui passent néanmoins (ou du moins qui ambitionnent de passer) pour de très profondes analyses intellectuelles. Le radicalisme de Chomsky, d’une part, son rationalisme et son souci de ne pas complexifier artificiellement ce qu’il a à dire sur le pan social et politique, de l’autre, tout cela ne pouvait manquer de le placer en situation très conflictuelle avec nombre de ces faiseurs d’opinion, qui ont pu, des années durant, à coups d’occultations, de mensonges et de travestissements vraiment honteux, interdire l’accès du grand public à une oeuvre majeure de notre temps. La série de Mermet et de son équipe, puis le film et enfin le Cahier de l’Herne de Bricmont et Franck, tout cela vient, fort heureusement, de commencer à réellement inverser ce déplorable état de fait. Il reste que, plus largement, la situation française, même sur un plan plus strictement intellectuel, est bien singulière : c’est ainsi que des œuvres importantes de philosophie, pour prendre cet exemple, y sont restées inconnues très longtemps — et en certains cas le restent encore. Mais je me réjouis que Chomsky soit de plus en plus lu et discuté chez vous. On pourra être en accord ou en désaccord avec lui, bien entendu, mais la conversation démocratique ne peut se permettre d’ignorer cette voix-là et de l’entendre réellement et non à travers les diffamantes déformations de quelques personnalités médiatiques. Un dernier mot : si Chomsky le libertaire et l’observateur de la scène politique est extrêmement intéressant, Chomsky le linguiste et le philosophe l’est également — à mon humble avis bien plus encore. Le premier ne complexifie pas inutilement ce qu’il a à dire, le deuxième apporte des contributions vraiment majeures à des débats scientifiques et philosophiques d’une grande complexité mais d’un intérêt immense. Le premier est très accessible, mais il faut de longs et patients efforts pour pleinement comprendre le deuxième : on est cependant largement payé de les avoir consentis.
J’imagine que des échos sur l’arrestation de supposés « ultra-anarcho-autonomes-radicaux » en France ont dû traverser l’Atlantique. Une fois encore les médias, éternels chiens de garde du pouvoir, ont accompli une bien sale besogne. Heureusement, il semble que l’intox prenne mal. Les ficelles du pouvoir et des médias sont un peu grosses. Toi qui as publié un utile Petit cours d’autodéfense intellectuelle, penses-tu que la machine à décerveler va pouvoir fonctionner encore longtemps, ici et ailleurs ?
Normand Baillargeon : Cette affaire a évidemment atteint ceux et celles qui, au Québec, s’intéressent à ces choses et qui ont le temps et l’énergie, d’abord de chercher à connaître leur existence puis de chercher à comprendre les faits en démêlant propagande et information véritable. Ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde et c’est déjà là un premier et parfois bien rude obstacle à franchir pour qui veut se « désintoxiquer », comme ta question le suggère. Ces arrestations sont survenues le 11 novembre et cette date est intéressante et permet de rappeler un autre aspect de la puissance du contrôle de l’opinion. Comme tu le sais, le 11 novembre 2008 marquait le 121e anniversaire de l’exécution des martyrs de Chicago (je réfère bien entendu à l’affaire du Haymarket). Les événements qui conduisirent à leur exécution sont survenus en mai 1886, dans le cadre de la lutte pour la journée de 8 heures et c’est pourquoi le 1er mai est la fête des travailleurs à peu près partout dans le monde. Mais pas en Amérique du Nord — aux États-Unis et au Canada — où on ne fête pas le 1er mai, mais le premier lundi de septembre : et où ce qu’on célèbre ce ne sont pas les travailleurs, mais le travail ! Comme occultation d’une page cruciale de l’histoire, c’est particulièrement réussi ! Pour en venir à ta question sur l’avenir de la machine à décerveler : je pense que l’ennemi est énorme et qu’il s’est singulièrement renforcé depuis une quinzaine d’années, notamment avec les deux phénomènes troublants que sont la concentration des médias et la convergence médiatique par laquelle des contenus identiques circulent d’un media à un autre appartenant à un même propriétaire. Mais, comme c’est souvent le cas, une résistance s’organise qui prend la forme de publications alternatives qu’il faut encourager de manière à contribuer à leur existence, mais aussi des formes nouvelles, en particulier grâce à Internet. Le pouvoir ne cède jamais rien de bonne grâce : il ne cède qu’à la pression qu’on exerce. Il en ira de même ici. Il me semble en ce moment percevoir une certaine sensibilité de l’opinion à toutes ces questions — endoctrinement, propagande, démocratie et information : le succès fait au Petit cours… s’explique peut-être en partie par là.
Tu vas offrir une chronique mensuelle au Monde libertaire. Ton premier envoi, pour l’édition du 27 novembre, était consacré à la victoire de Barack Obama. Peux-tu nous résumer ce que tu penses de « l’Obamarican dream » ?
Normand Baillargeon : Je pense que, pour l’essentiel, ce sera bientôt business as usual ; mais aussi que les groupes populaires, communautaires et autres peuvent exercer sur l’administration d’Obama une pression qui la forcera à poser quelques gestes plus conformes à ce que ces groupes entendaient quand Obama lançait ses grands discours et ses slogans largement vides, ou du moins interprétables d’une infinité de manières. Les premiers mois de son administration seront cruciaux pour cela. J’ai comme tu l’as dit écrit pour le Monde libertaire un texte sur le sujet et il se trouve désormais sur mon blogue, où on peut le lire.
Comment se porte l’anarchisme au Québec ? Tu es signataire de l’Appel à l’unité du mouvement libertaire qui a été lancé en 2001. Les « cousins » de la grande famille libertaire s’entendent-ils mieux au pays des « nègres blancs d’Amérique », comme disait Pierre Vallières, qu’en France où, hélas, certaines querelles demeurent ?
Normand Baillargeon : Je ne saurais répondre avec beaucoup d’assurance à cette question. J’ai cru observer — mais mon échantillon était réduit et j’aimerais vraiment me tromper sur ce point — que des querelles parfois très profondes divisaient le mouvement en France. Je suis pour ma part partisan d’une plus grande unité et j’aspire à un anarchisme rassembleur. Je suis convaincu que l’anarchisme porte des idées et des valeurs autour desquelles on peut construire un monde meilleur et sortir de l’impasse où nous nous trouvons. Il faut pour cela aller vers les gens, leur présenter ces idées, en débattre avec eux. J’essaie très modestement de le faire. Au Québec, il y a, me semble-t-il, un relativement grand intérêt pour ces idées et, au-delà de certaines querelles, bien des actions extrêmement stimulantes et encourageantes. Je citerai, parmi d’autres, le travail qu’accomplissent les gens réunis dans le projet La Pointe Libertaire, à Montréal.
Tu es un pédagogue dans ta vie professionnelle et dans ta vie militante. En écrivant L’Ordre moins le pouvoir, ton objectif était de faire un petit vade-mecum pour initier les jeunes à l’anarchisme. Au passage, il me semble que les « vieux » pourraient y trouver aussi de salutaires cours de rattrapage tant les idées reçues et les mensonges sur l’anarchisme ont toujours été très répandus. J’ai remarqué que lorsque l’on prend la peine d’expliquer ce qu’est vraiment l’anarchisme, certaines personnes découvrent qu’ils ne sont finalement pas si éloignés que ça de nous. Alors que les idées libertaires semblent avoir le vent en poupe, ne penses-tu pas qu’il serait temps que le mouvement anarchiste soit un peu plus « pédagogue », qu’il abandonne un peu de son purisme et de son dogmatisme pour répondre aux exigences d’aujourd’hui ? Un peu de pragmatisme peut-il nuire aux fondements de la pensée libertaire ?
Normand Baillargeon : Je suis très profondément en accord avec toi sur le fait que nous avons une sorte de « devoir de pédagogie ». Je pense que bien des gens sont anars sans le savoir tandis que beaucoup d’autres trouveront riches, stimulants et raisonnables bien des idéaux anarchistes. Ce sont vers eux que je cherche à aller. Pour le dire autrement : j’aimerais gagner, je veux dire vraiment voir implantés des changement radicaux, par exemple en économie, et je ne veux pas pratiquer un militantisme de désespoir ou de ressentiment ou un militantisme dont la principale vertu serait de m’apporter une bonne conscience. J’en suis ainsi venu à la conclusion que nous manquons cruellement, sur ce plan pédagogique, de modèles crédibles et viables en réponse à la question qu’on nous pose immanquablement de savoir ce que nous voulons vraiment. D’où mon intérêt pour le travail de quelqu’un comme Michael Albert sur l’économie participaliste, où on s’efforce justement de dire à quoi ressemblerait une économie qu’on trouve souhaitable et qui incarnerait les valeurs que nous défendons. Une dernière chose, qui est impliquée par ce que je soutiens : je veux aller vers les gens, mais aussi les écouter et les prendre au sérieux et je suis pleinement conscient que personne, et surtout pas moi, n’a de réponse définitive à bien des questions qui se posent et que les gens se posent et nous posent, à nous militantes et militants.
Dans L’Ordre moins le pouvoir, tu donnes le mot de la fin à Chomsky. Il dit : « Je veux croire que les êtres humains ont un instinct de liberté, qu’ils souhaitent véritablement avoir le contrôle de leurs affaires, qu’ils ne veulent ni être ni bousculés, ni opprimés, ni recevoir d’ordre et ainsi de suite… » C’est un point de vue bien optimiste quand on croise tous les jours des gens adeptes de la servitude volontaire. Qu’est-ce qui nourrit le bel espoir de Chomsky qui, à 80 ans, a pourtant dû déchanter pas mal de fois ?
Normand Baillargeon : Chomsky reprend ici une idée de Bakounine, et il n’est pas interdit d’y voir un de ces liens ténus qui existent entre d’une part la pensée du linguiste et du philosophe, qui dévoile et étudie un aspect de la nature humaine à travers le langage et ce qu’il nous apprend en particulier de la conscience et, d’autre part, le libertaire et son aspiration à une liberté qui se déploie au sein de structures non oppressives et non-autoritaristes. Chomsky aime cependant aussi placer ce genre de discussion comme s’il s’agissait de ce qu’il appelle un pari de Pascal, qui se formulerait en ces termes : si je ne fais rien, le pire va immanquablement survenir, cependant que si j’agis, je peux peut-être l’empêcher. La question de l’optimise ou du pessimisme, dès lors, ne présenterait guère plus qu’un très mince intérêt biographique. De mon côté, comme je l’ai dit, je pense que la construction et la défense de modèles et d’objectifs fixés par eux à l’action militante entretient l’espoir. Je citerais donc pour ma part mon cher Kropotkine, qui dit quelque part que c’est l’espoir et non le désespoir qui fait le succès des révolutions. Il reste que l’énergie déployée par Chomsky au cours de toutes ces années est aussi étonnante que remarquable.
Chomsky & Cie va provoquer pas mal de rencontres et de débats sur les connivences intello-médiatico-économico-politiques. Vas-tu venir en France pour accompagner le film ?
Normand Baillargeon : J’y étais en mars 2008 et il n’est pas exclu que j’y retourne. J’aimerais bien y aller en tout cas. J’ai en France plusieurs amis et connaissances que je reverrai avec plaisir. Et puis : c’est le pays de Prévert, mon écrivain préféré, auquel Paris consacre une exposition ces temps-ci.
Merci Normand, tu as le salut d’un Normand du Havre.
Normand Baillargeon : Ce fut un plaisir. Salutations d’un Normand du Québec à toi et à toutes vos lectrices et à tous vos lecteurs.
Plus d’infos sur le site Internet du film de Olivier Azam et de Daniel Mermet Chomsky & Cie (produit par la coopérative Les Mutins de Pangée, 1h52) avec Noam Chomsky, Normand Baillargeon et Jean Bricmont. On y trouve notamment les lieux des projections et des débats ainsi que tout ce qu’il faut savoir pour organiser des projections et des débats dans sa région, sa ville, son entreprise…
De Normand Baillargeon, aux éditions Agone, on peut lire L’Ordre moins le pouvoir. Aux éditions Lux (Montréal), on peut lire Petit cours d’autodéfense intellectuelle
Vous pouvez aussi visiter le blog de Normand Baillargeon
À lire également, de Noam Chomsky et Edward Erman, La Fabrication du consentement - De la propagande médiatique en démocratie aux éditions Agone.