Rêveries sous la pluie

Rêveries sous la pluie

Comme quoi il y a bien d’autres choses à faire, sous la pluie, que de chanter en faisant des claquettes ; l’on peut se laisser porter par la poésie du décor qui mue au gré des rafales de vent qui cinglent la vitre derrière laquelle vous êtes à l’abri, bien au sec, pour contempler la magie de la nature faire œuvre de grande beauté. C’est certainement ce qui a poussé Abbas Kiarostami à se précipiter dehors, par un jour d’orage de 2007, et à s’échapper de Téhéran sans oublier son appareil photo et sa caméra numérique. La pluie tombait depuis la veille, ponctuée d’éclairs, et c’est dans l’habitacle de sa voiture que le cinéaste iranien prit à la volée des dizaines de photos du paysage urbain et de la campagne.

Il croqua ainsi dans la pomme des plaisirs cette vérité-là, si vivace et éphémère que l’instant du clic passé elle est déjà autre. Une série qui donne à voir, à travers l’éclat des gouttes d’eau, soit fixées sur le pare-brise soit perlées ou encore dégoulinantes comme du mercure qui ne voudrait pas se laisser prendre, ou du sucre fondant en des formes impossibles derrière lesquelles on devine les hautes silhouettes des arbres, l’éclat tremblé des phares des voitures ; voire le bord de la route ou un pan de mur jaune … C’est dans ce prisme d’images en couleurs où dominent les gris et les noirs que les tableaux s’immortalisent comme autant de rêves éveillés dans cette bulle aquatique saisie sur une terre détrempée …

Photographe et poète, Abbas Kiarostami qui est né le 22 juin 1940 à Théhéran, est reconnu depuis le début des années 1990 comme l’une des figures du cinéma contemporain : Palme d’or à Cannes en 1997 pour Le goût de la cerise, il reçu deux ans plus tard le Grand Prix spécial du jury à la Mostra de Venise pour Le vent nous emportera.
Son nouveau film, Shirin, vient de sortir en salle.
En tant que photographe, il a exposé dans le monde entier et notamment au Victoria & Albert Museum de Londres – en 2005 –, au MoMa de New York – 2007 – ou encore en Chine où une exposition itinérante de deux ans s’est achevée dernièrement, au printemps 2008.
Quelques-unes de ces photographies ont été exposées au Centre Pompidou entre septembre 2007 et janvier 208, dans le cadre de l’exposition Victor Erice / Abbad Kiarostami – Correspondances, qui a accueilli un peu plus de 120.000 visiteurs ; ainsi qu’en juillet 2008 au musée de l’Archevêché d’Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival international d’art lyrique, dont Abbas Kiarostami fut l’invité, pour une mise en scène de Cosi fan Tutte.

Dès la première page, l’on ne peut s’empêcher de penser à la remarque de Marcel Duchamp : "C’est le regardeur qui fait le tableau" ; car dans cet art du temps notre imagination et notre interprétation de ce que nous regardons nous amènent à créer notre propre histoire, une impression que c’est nous qui recomposons cette scène jouée dans notre tête … Kiarostami fait fi de tout détail anecdotique pour nous plonger dans un monde universel tout aussi unique que l’histoire que nous allons lui allouer le temps d’un regard. Il nous montre ce que nous connaissons mais que nous avons tous oublié, emportés par le tourbillon de nos vies modernes hyper actives : il nous impose de prendre le temps de jouer – comme nous le faisions enfant à imaginer des monstres selon les formes des nuages – pour mieux deviner ce qui pourrait être en réalité le paysage qui se cache derrière ce pare-brise.
Ces photographies agissent comme des stimuli, nous dit Christian Boltanski, car c’est à nous de finir l’histoire, de nous rappeler nos propres émotions. Et en cela elles s’imposent comme indispensables à notre bonheur, car nous ramenant vers l’essentiel.

Cet extraordinaire album s’achève sur une Conversation avec Abbas Kiarostami, au cours de laquelle il nous livre quelques petits secrets : sa complicité avec le poète Saadi dont il rappelle l’une des maximes – "sache te délecter des fruits du hasard" – qu’il s’applique à lui-même quand il prend la route et donne libre cours à l’imprévu ; ce dernier se retrouve d’ailleurs dans la composition de ses photos qui sont aussi, paradoxalement, construites et précises dans leur démarche : une perfection de l’instant saisi comme par miracle.
Il nous avoue aussi son amour du vent qui emporte les tourments, qui lui impose un abandon de soi qu’il aime profondément …
Pluie et vent qui sort parallèlement à son dernier recueil de poésie, Un loup aux aguets, publié aux éditions de La Table Ronde, est un livre calme qu’il convient d’avoir à portée de mains, pour l’ouvrir au hasard, et se plonger le temps d’un délice dans l’une de ces photographies.

Abbas Kiarostami, Pluie et vent, traduit du persan par Jean-Claude Carrière et Nahal Tajadod, préface de Christian Boltanski, 90 photographies en couleurs, 298 x 253, relié cartonné sous jaquette couleur, Gallimard, octobre 2008, 196 p. – 35,00 €