Eugène Carrière – Catalogue raisonné de l’œuvre peint

Eugène Carrière – Catalogue raisonné de l'œuvre peint

Pour qui veut appréhender le parcours de Carrière et s’approcher au plus juste de son travail, il ne faut pas tomber dans le travers d’une étude globale, mais bien s’atteler à accompagner chronologiquement l’évolution de son style. C’est le pari qui a été pris par les auteurs de ce catalogue raisonné qui, pour la première fois, permet au lecteur de suivre pas à pas la démarche créatrice du peintre tout au long de son existence …

Eugène Carrière (1849-1906) fait partie des artistes qui déjouent les catégories stylistiques à travers lesquelles nous avons pris l’habitude d’aborder le XIXème siècle. Artiste majeur, mais ayant exploré, sans être pour autant un solitaire, des voies parallèles aux courants en vogue à son époque, il fut très vite considéré comme singulier, voire inclassable, titre que Rodolphe Rapetti donne à son essai ici publié, reprenant le terme oublié d’un texte de Camille Mauclair progressivement effacé par le temps … Oui, Carrière avait besoin de liberté et d’exprimer son caractère en pratiquant ce type d’exercice. En effet, plus qu’aucune autre, la vision de son œuvre a été conditionnée par une multitude de textes critiques stéréotypés – le plus souvent favorables – mais ô combien réducteurs !
Carrière fut un artiste extrêmement célèbre en son temps. Grand ami de Rodin, il fut avidement collectionné : d’ailleurs, le sculpteur Devillez donna, en 1930, quarante tableaux au musée du Louvre.
Son heure de gloire, il la connut en 1896, à Genève, lors de l’exposition Puvis de Chavannes, Rodin, Carrière, qui marqua durablement la place de l’artiste dans l’histoire de l’art, particulièrement dans le mouvement symboliste. Si sa notoriété a décru à partir de l’après-guerre, de récents travaux – l’exposition monographique des musées de Strasbourg (1996) et celle, co-organisée par le Musée national d’art occidental de Tokyo et le musée d’Orsay (2006), qui associait son œuvre aux sculptures de Rodin – ont remis en lumière la place singulière de Carrière dans la peinture française.

L’œuvre de Carrière, par son abondance, sa relative uniformité iconographique et la simplicité apparente de ses principes esthétiques, prêtait le flanc aux discours amusés de ses détracteurs, d’Emile Bernard à Gustave Coquiot, au moins aussi passionnés que ses thuriféraires furent nombreux. Mais, curieusement, la polémique semble prête à repartir à l’évocation de son nom ; ce qui, à bien y réfléchir n’est pas très éloignée de ce que l’on dit encore de certains de ses contemporains comme Charles Cottet ou Albert Besnard.
Par contre, la notoriété de Carrière – comme la place éminente qui lui sera reconnue par les historiens d’art durant toute la première partie du siècle dernier – sont, en revanche, sans beaucoup d’équivalents.

Car l’œuvre de Carrière est en définitive beaucoup plus variée qu’il n’y paraît au premier abord. Si l’on fait l’effort de la parcourir dans son ensemble, on y découvre qu’à côté des scènes d’intimité – qui, certes, représentent la plus grande part de sa production – il s’est attaché à explorer, dès ses débuts, le portrait et le nu, bien avant de s’adonner au paysage. Il ne délaisse pas pour autant le décor monumental et donne quelques unes des plus belles réussites de son temps.
Carrière fut, à ses débuts, influencé par le naturalisme, dont l’empreinte sera perceptible tout au long de sa vie : une filiation qui s’inscrit dans une démarche qui fait apparaître que sa peinture ne présente aucun aspect documentaire – il n’a jamais réalisé de tableau à sujet littéraire – et qu’il a toujours puisé les thèmes de ses œuvres principales dans le monde contemporain. C’est à l’étude des toiles de 1879 ou 1889 – La jeune Mère,Cristaux et fleurs – que l’on voit dans ces sobres et sombres intérieurs, une essence hollandaise qui n’est pas sans rappeler Rembrandt (et là on regrettera que ce catalogue n’offre que 65 illustrations couleurs).
Attention, la couleur de Carrière n’est pas celle du deuil : s’il y renonce – en apparence – c’est pour mieux s’engager, car c’est là son trait essentiel.

Dès le début de l’année 1890, la technique lithographique, où la pierre peut être encrée puis essuyée au chiffon ou travaillé au grattoir, le motif apparaissant alors par ablation, ressurgit çà et là dans la peinture de Carrière. Il ose alors des effets que le célèbre Portrait de Verlaine (présenté ci-desus) rend à merveille : cette transposition à l’œuvre peinte, d’une technique venue de l’estampe, est sans aucun doute une des voies par lesquelles s’affirmera son originalité stylistique.

Peinture du temps dira-t-on alors ; ou plutôt peinture qui, dès l’instant où elle est, se positionne dans l’échelle du temps après : telle sera, en effet, la vision que les symbolistes auront de l’œuvre de Carrière. Considéré comme l’un des artistes les plus importants de son époque, Edmond de Goncourt, en 1889, ira même jusqu’à lui attribuer le surnom de Velasquez crépusculaire.
A ses débuts, décrite comme évanescente, la peinture de Carrière était alors louée pour la solidité de son architecture, la puissance avec laquelle elle évoquait l’intimité organique de l’être et sa construction anatomique. Un glissement sémantique dans les commentaires qui n’est pas effet de style mais qui tend à souligner le glissement, de l’allusif au concret, de la brume à la sculpture, d’un artiste qui, durant la dernière décennie de son existence, aura acquis une monumentalité rappelant, effectivement, celle de la forme sculptée …

On pourrait se demander si, indépendamment de son œuvre, la biographie de l’artiste ne se trouve pas, au moins en partie, à l’origine du relatif oubli dans lequel il a été plongé. La vie de Carrière n’offre, en effet, guère de traits saillants ou d’aventures pittoresques. Elle ne semble pas non plus pouvoir donner matière à une lecture psychanalytique qui révélerait des profondeurs insondables. Elle renferme néanmoins un paradoxe : cet homme discret, fait pour vivre auprès de sa famille et de ses amis, sera amené, sa notoriété croissant, à jouer un certain rôle public, y compris en dehors de la sphère artistique. Aussitôt qu’on l’extrait de la pratique de son art, il y a du politique chez Carrière : il s’affirme homme de gauche venu du peuple – il ira jusqu’à organiser des cours du soir où il guidait les ouvriers dans les salles du Louvre –, dreyfusard, mû par des convictions inébranlables et épris de justice.

Un DVD ponctue, par un documentaire de Véronique Bonnet-Norat, cette magnifique réhabilitation.

Rodolphe Rapetti & Véronique Nora-Milin (sous la direction de), Eugène Carrière (1849-1906) – Catalogue raisonné de l’œuvre peint, 230x287, relié sous jaquette illustrée, 1350 tableaux reproduits en N&B et 65 illustrations couleurs + DVD (film de Véronique Bonnet-Norat), Gallimard, octobre 2008, 408 p. – 79,00 €