La perfection du tir

La perfection du tir

Si le plagiat est indigne il faut reconnaître que, si la pierre d’angle est l’acte créatif, comment l’envisager sans recourir à l’imitation ? Car le fait d’assimiler – plus ou moins – une pensée à un récit antérieur, que d’autres ont expérimenté avant vous, est ainsi depuis que le monde est monde.

Oui, l’imagination humaine est bornée. Les livres ne se font qu’avec d’autres livres. Et celui-ci n’aurait pu se faire sans le travail de Patrick Meney, publié en 1986 à La Table ronde, Même les tueurs ont une mère.
Or, ce qui importe, c’est la matière grise universelle. Non les individus qui s’en trouvent par hasard détenteurs le temps de quelques centaines de pages …
Nonobstant, Enard situe, lui aussi, son récit à Beyrouth – même s’il ne nomme jamais la ville –. Lui aussi narre la vie d’un tireur d’élite. L’un de ces snipers qui terrorisèrent la population civile en tuant arbitrairement. Femmes, enfants, vieillards. Tous. Et non les seuls combattants. C’est cela l’horreur d’une guerre civile. On tue tout ce qui bouge …

Le héros de Enard ne se nomme pas Marwan. D’ailleurs on ne sait pas son nom. Mais il est bien dans la milice chrétienne à qui l’on doit quelques massacres dont les mémorables Sabra et Chatila. C’est lui qui raconte ce qu’il vit. Lui aussi a une mère. Qui a perdu la tête, sans doute à cause de son fils devenu un tueur à sang froid. Alors il accepte qu’une jeune fille, Myrna, vienne s’en occuper. Quinze printemps plongés dans le soufre de la guerre civile. Quinze printemps portés avec superbe dans un quartier en proie à la peur viscérale. Alors, ce tueur qui a aussi une mère, semble avoir – encore – des sentiments. Lui qui pleurait lors de son premier tir. Lui qui était tétanisé par l’arme qui crachait la mort. Tout comme l’autre. Mais il est humain aussi, trop humain alors. Et il commence à ressentir en lui une mutation. Comme Marwan allait finir par s’éveiller de son cauchemar, le narrateur tentera de sauver Myrna pour se sauver, lui. Toujours aussi efficace dans son travail, il aura cependant quelques révélations. Quelques actes honorables dans la fange de son quotidien. Comme lorsqu’il intervient pour arrêter Zak, son meilleur ami, qui violait une paysanne. Il l’aurait tué si le cran d’arrêt n’avait joué l’arbitre.
Mais au petit matin il reprend son poste au sommet des immeubles et fauche les vies une à une …

Diabolique et cruellement poétique dans sa narration, Mathias Enard nous révèle la psyché d’un tueur comme rarement cela a été fait. Fascinant et morbide, ce livre au réalisme mordant laisse un goût de terre en bouche. Récompensé par le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2004, il révèle les blessures cachées qui nous poussent irrémédiablement vers le gouffre. Ils nous expliquent comment elles grandissent au cœur de la mémoire et de la conscience. Et que rien ne peut les contenir. On les perçoit trop tard. Lorsque la fin est proche. Et l’on comprend alors leur effet pervers et souterrain sur notre trajectoire. Le destin qu’elles tissent sournoisement et qu’on approuve sans le savoir. Sans admettre que l’on sait malgré tout. Et que la loi du plus fort l’emporte toujours.

Mathias Enard, La perfection du tir, Babel, Actes Sud, septembre 2008, 181 p. – 6,50 €
Première édition, Actes-Sud, 2003