Confessions de sinistrés de Ghardaïa, l’amertume contre le coup du sort

Confessions de sinistrés de Ghardaïa, l'amertume contre le coup du sort

Dans la capitale des oasis, la détresse a atteint un seuil
intolérable, poussant même de nombreux sinistrés à quitter leur ville
tant chérie par le passée, avec le vœu de ne jamais retourner dans
cette région souillée par les eaux vaseuses du M’zab.

Des lumières chatoyantes de la palmeraie de Ghardaïa, il n’en reste
que des souvenirs lointains. De ces ruelles pittoresques où l’ombre et
le soleil se conjuguent dans une magnifique symphonie, il n’en reste
que des cendres. Aujourd’hui, malheureusement, force est de constater
que la Ghardaïa d’après la Catastrophe n’a rien de commun avec la
vieille cité millénaire qui a tant nourri l’imaginaire exotique de ces
visiteurs, très nombreux ces dernières années. La population locale
demeure encore sous le choc. Les cauchemars hantent les nuits des
enfants de Ghardaïa dont le seul souvenir des inondations est en soi
une expérience angoissante. Sur les visages, comme dans les yeux et
les regards, des « Ghardaouis », qu’ils soient mozabites ou arabes,
les flots de l’oued n’ont pas fait différence, on ne lit que des
signes de consternation.

Dans la capitale des oasis, la détresse a atteint un seuil
intolérable, poussant même de nombreux sinistrés à quitter leur ville
tant chérie par le passée, avec le vœu de ne jamais retrouver cette
région souillée par les eaux vaseuses du M’zab.

A Baba Saad, l’un des faubourgs les plus populaire de la ville, devant
les décombres d’une maison et la carcasse d’une R 4 enfoncée dans le
sol comme si on l’avait bombardé de missiles, Cheikh Mohamed, un
mozabite de 75 ans, n’a que ses larmes pour se remettre de cette
matinée maudite de l’Aïd El-Fitr.

« Je ne pense
qu’à une seule chose :
le suicide »

Le visage parcouru par les traits du désespoir, le chagrin scintillant
dans son regard, Cheikh Mohamed ne réalise toujours pas que toute sa
famille a été emportée par les flots de l’oued M’zab. Ce même oued si
sacré par la population de la ville, s’est déchainée comme un monstre
de l’enfer contre le quartier de Cheikh Mohamed emmenant ainsi dans
ses vagues boueuses tous ses enfants et leur mère.

« J’étais à la mosquée, sise sur l’autre rive de l’oued lorsque tout a
commencé. Je remercie Dieu pour cette pluie bénite dont la région
avait tant besoin. La sécheresse nous a longtemps assoiffé ici
Ghardaïa », nous raconte tout de go le vieil homme avant de nous
expliquer que l’espoir a vite tourné au drame. « L’imam nous a hâté de
nous enfuite de la mosquée car elle commençait à prendre l’eau. Je me
suis accouru sur la colline la plus proche et c’est là où j’ai aperçu
d’en haut ma maison submergée par l’eau brunâtre du M’zab. Ma famille
s’était refugiée sur la terrasse, mais en à peine quelques minutes, le
niveau de l’oued les a noyés dans son ventre. Je les ai tous perdu
sous mes yeux. Depuis je ne pense qu’à une seule chose : me suicider
 », révèle-t-il sans aucun ambage.

La catastrophe de Ghardaïa a fait de Cheikh Mohamed une âme errante
qui se cherche dans les entrailles de cet enfer qu’est devenue la
vallée du M’zab. Ne trainant derrière lui que des séquelles et des
traces d’un traumatisme pesant, notre survivant n’attend plus à rien
de l’existence éphémère qui lui reste à assumer. Cheikh Mohamed,
transitant d’un refuge un autre, d’un centre d’hébergement à un autre,
est devenu, dans l’imaginaire de nombreux sinistrés de Ghardaïa, pour
ainsi dire, le symbole vivant de cette terrible tragédie.
Son histoire revient sur toutes les lèvres et les jeunes comme les
adultes s’identifient à ce vieil homme à la barbe blanche et à la
tunique immaculée. Car eux aussi, ils ont perdu leurs espérances et la
foi même en cette vie si injuste.

Et comment y croire lorsque la vie nous dépossède de notre maison, de
notre famille, de nos amis et même de tout notre quartier ? Cette
lancinante interrogation hante toujours Khoder, 26 ans, dont les nuits
se sont transformées en une cure de souffrance à force de ressasser
les évènements de cet Aïd de deuil.

« Tous mes projets se sont évaporés. Notre maison s’est écroulée comme
un château de carte. Dieu merci, moi et ma famille nous avons survécu,
mais nous n’avons rien pu sauver d’autres. Je n’oublierais jamais
cette tragédie comme je n’oublierais jamais les cris et les dernièrs
soubresauts de mes amis dévorés par les crues de ce foutu oued »,
témoigne notre interlocuteur. La taille grande, les habits entièrement
couverts par des couches de boue, le front et les mains marqués par
des égratignures, Khoder a vécu ces inondations à El Ghaba, la zone la
plus touchée par les crues de l’oued à Ghardaïa.

« Au fond de moi,
il y a quelque chose
qui s’est éteint et qui ne renaitra jamais »

Rien qu’à Bouchemdjane, la ruelle où vivait paisiblement Khoder et sa
famille dans ce bourg situé dans le creux de l’oued, l’on déplore pas
moins de 17 morts. A El Ghaba, on respire toujours cette odeur
nauséabonde des corps décomposés. Jusqu’à aujourd’hui, les recherches
des personnes disparues, menées par les éléments de la protection
civile et le Croissant Rouge, se poursuivent dans une ambiance
mortifère. En compagnie de Khoder, nous avons pénétré cette zone où
les petites maisonnettes, résidences d’été des mozabites, se sont
métamorphosées le temps d’une crue, en un musée de la mort. Partout,
le regard croise des charpentes de véhicules enfouies dans la boue,
des constructions ruinées, des quartiers noyés dans la bourbe, et des
vies détruites. A El Ghaba, le niveau de l’eau à dépassé les 12
mètres, et les récits des survivants nous replonge dans un film
d’horreur.

« Notre voisine enceinte tenait sa petite fille lorsque on essayait de
la sortir de chez elle. Elle la tenait si fort qu’on croyait
réellement qu’elle était en sécurité. Mais le courant de l’eau
devenait de plus en plus fort. En un clin d’œil, la fille s’échappa
des bras de sa maman. Je l’ai vu voguer à une vitesse vertigineuse
dans le couloir que l’oued a creusé. Depuis, notre voisine ne veut
plus parler à personne et tout le monde s’inquiète sur la santé de son
bébé », relate notre jeune interlocuteur.

A El Ghaba, c’est à l’école coranique Aâmi Said que la population
sinistrée afflue dans l’espoir de trouver une quelconque aide. Cette
école de la foi s’est reconvertie en un lieu de détresse. D’emblée les
responsables de l’association locale qui gèrent ce refuge de
l’infortune nous révèlent que la population sinistrée manque
pratiquement de tout. Pas le moindre lit pour 13 femmes enceintes, les
vaccins contre les maladies endémiques arrivent au compte goutte, des
aides alimentaires largement insuffisantes, une couverture médicale
inexistante, la situation dramatique de ces familles nous révulse,
tout bonnement, le cœur. Après la catastrophe naturelle, c’est la
bêtise humaine qui assombrit encore plus la vallée la pentapole.
En se rendant à Bougdema, un autre lotissement populaire de Ghardaïa
complètement ravagé par les eaux de l’oued M’zab, nous avons rencontré

Aâmi Tayeb. Ce retraité, un ancien cadre de Sonelgaz, a vu sa vie
chaviré avec la catastrophe de Ghardaïa. Les cheveux blancs, la peau
sombre, la mine défaite et le visage dépité, aâmi Tayeb ne comprend
pas comment un tel bouleversement puisse se produire en une seule
matinée. « J’ai l’impression que je vis toujours un cauchemar. Je me
piuce souvent pour me réveiller, mais rien n’y fait. La triste réalité
s’impose à moi comme un nuage sombre qui vous arrache aux rayons du
soleil. Nous avons tout perdu. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. Certes.
Toutefois, l’Etat doit assumer ses responsabilités envers nous. Il n’a
pas le droit de nous abandonner comme ça à notre sort », décrète-t-il.
Sa maison n’est que ruines. De toute sa vie, il ne lui reste que sa
carte d’identité. « C’est tout ce qui prouve que je ne suis pas mort
car au fond de moi, il y a bien quelque chose qui s’est éteint et ne
renaitra jamais », affirme âami Tayb. Dans son quartier, les histoires
et les témoignages se distinguent par leur charge émotionnelle et se
ressemblent par une détresse commune. Enfin, une chose est sûre : à
Ghardaïa, tout le monde est tourmenté comme ce policier qui a vu sous
ses yeux 4 clandestins sub-sahariens se noyer dans les cellules du
centre de détention situé juste à côte du commissariat du
centre-ville. Leurs gémissements l’ont habité si atrocement qu’il a
fini par se suicider en se tirant une balle dans la tête. A Ghardaïa,
même si on n’a pas été touché par la catastrophe, l’on se sent
forcément sinistré. S. A.

M. Lahici : coordinateur
des sites sinistrés au Croissant Rouge Algérien

Ce que je retiens de cette catastrophe, c’est d’abord la capacité
extraordinaire de résistance dont ont fait preuve les sinistrés de
Ghardaïa. Mais il faut souligner aussi que l’expertise a fait beaucoup
défaut dans l’intervention de l’Etat pour secourir la population
touchée. Dans les trois premiers jours, un grand cafouillage a
handicapé nos efforts car aucune expertise n’a été mise en œuvre pour
sonder la véritable ampleur de la catastrophe et les besoins immédiats
des sinistrées. A l’avenir, il faut vraiment remédier à cela. Enfin,
on ne doit pas oublier également la prise en charge psychologique, car
les enfants ici souffrent de nombreux traumatismes. C’est sur ce volet
que nos efforts vont se concentrer dans les jours à venir.

Cheikh Saleh : président du comité de quartier de Bougdema

Où est l’aide promise par l’Etat ? Sachez que dans notre quartier, les
gendarmes ne sont venus nous voir qu’au sixième jour de la
catastrophe. Quant aux aides alimentaires, ce sont les citoyens qui
nous les ont envoyées. Jusqu’à aujourd’hui, nous manquons de tout dans
ce quartier que nous devrions appeler « le quartier des laissés pour
compte ». Dites leur de nous aider avant que des enfants ne meurent de
faim.

Kamel : un jeune sinistré

Je ne sais ce que je vais faire de ma vie. Cette catastrophe m’a
renvoyé à la case départ. Ma maison est en ruines, les biens de ma
famille aussi. Je n’ai pas dormi pendant trois nuits successives. Je
me réfugie désormais chez un oncle. Il est le seul dans la famille à
n’avoir rien perdu. Mes autres oncles sont aussi sinistrés que nous.
Je pensais au mariage. Ce n’est qu’une chimère maintenant.
Sincèrement, je ne sais pas comment je pourrais remonter la pente.
Repartir à zéro, c’est tout ce qui me reste à faire.

Aïssa : un enfant de Baba Saad

Je ne veux plus vivre dans cette ville. Mon père a failli mourir et il
est actuellement très malade. Ma mère a failli devenir folle en voyant
qu’il ne reste plus rien de notre maison. Je dois m’en sortir tout
seul dans cette situation. Je sors chaque jour pour essayer de trouver
de quoi manger et boire pour mes sœurs et mes parents. J’ai vraiment
peur de mourir dans cette ville.