Une belle idée, la grève générale

Une belle idée, la grève générale

Que savons-nous des origines du syndicalisme français ? En remontant aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire, Miguel Chueca nous donne au passage, dans son livre Déposséder les possédants, des idées pour les luttes de demain.

Durant les manifestations de ces dernières années, il n’était pas rare d’entendre des dizaines de milliers de personnes défiler en appelant à la « grève générale ». Parfois, avec un humour agréablement rebelle, les slogans et les banderoles militaient même pour le « rêve général ».

Flash back. Dans son livre, Miguel Chueca nous invite à revenir aux années 1900, époque où la CGT faisait de la grève générale l’outil fondamental de l’émancipation de la classe ouvrière. Loin d’être ringard, le syndicalisme de la Belle époque était animé par des gens nommés Émile Pouget, Georges Yvetot, Victor Griffuelhes, Jean Allemane (ancien communard)…, anarchistes, blanquistes ou socialistes révolutionnaires souvent gommés des livres d’histoire. Tout comme l’anar Fernand Pelloutier qui était le principal animateur de la Fédération des Bourses du travail.

La propagande en faveur de la grève générale allait bon train en ces temps-là. Miguel Chueca rappelle cependant que des ouvriers n’ont parfois pas attendu la Charte d’Amiens, en 1906, pour être adeptes du grève-généralisme, comme on disait alors. Parmi les précurseurs, il y avait notamment un terrassier blanquiste du nom de Boulé et Joseph Tortelier, anarchiste et président de la commission de grève des menuisiers, qui formula, en 1879, une vérité toujours d’actualité : « Les patrons s’inclineront devant nous, car nous sommes les producteurs et quand les bras ne se mettent pas au travail, le capital tombe. »

Le grève-généralisme s’opposait aux illusions entretenues par le socialisme parlementaire et se présentait comme une alternative à la stratégie de conquête du pouvoir conduite par les partis politiques. Pour les syndicalistes révolutionnaires, l’émancipation des travailleurs doit être le fait des ouvriers eux-mêmes et doit échapper aux professionnels de la politique.

Par ailleurs, les massacres contre la Commune de Paris restaient gravés dans les esprits. Le grève-généralisme était donc également vu comme une alternative pacifique à la stratégie barricadière des révolutionnaires du XIXe siècle. Comme l’écrivait Fernand Pelloutier en 1893, « La guerre des rues, les barricades, les coups de fusil, tout cela n’est plus qu’une amusette historique. La guerre civile, n’en déplaise aux révolutionnaires classiques, est devenue impossible le jour même où les ingénieurs militaires ont substitué au fusil Chassepot le fusil Lebel et la poudre sans fumée… »

Textes à l’appui, Miguel Chueca revient sur les grandes manœuvres politiciennes qui entourèrent le grève-généralisme en France et ailleurs. Communistes autoritaires et, après un temps de confusion, sociaux-démocrates firent feu de tout bois pour stigmatiser une stratégie qualifiée avec mépris d’« utopie anarchiste ». Et quand certains sociaux-démocrates semblaient favorables au grève-généralisme, ses adeptes faisaient la grimace. Dans la brochure La Grève générale éditée par la CGT en 1901, sont dénoncées les tentatives de récupération de l’idée grève-généraliste par les politiciens socialistes. « Les social-démocrates, qui toujours ont repoussé la grève générale de leurs congrès, essaieront, comme toujours, d’exploiter ce mouvement révolutionnaire. Comme toujours, les politiciens suivent le vent qui tourne. Comprenant qu’ils font fausse route, ils vont essayer aujourd’hui de se revendiquer de ce mouvement afin de le faire mieux avorter. » Air connu.

Les partisans de la grève générale partagaient une méfiance absolue à l’égard de l’État, ils détestaient les politiciens et le parlementarisme, ils étaient antimilitaristes, antipatriotes, avaient un goût pour l’action directe… Autant d’éléments qui révèleraient une forte présence anarchiste. Les détracteurs accusèrent même la CGT d’être devenue un parti ouvrier anarchiste. Miguel Chueca démontre que les choses sont plus complexes. Tous les anarchistes n’étaient pas syndicalistes. Loin de là. Émile Pouget, une des figures de l’anarchisme français, refusait aussi la critique en expliquant que les ouvriers n’ont pas forgé leurs idées en lisant tel ou tel théoricien anarchiste, mais dans les luttes qu’ils ont menées eux-mêmes.

De crises en défaites, le syndicalisme grève-généraliste français va perdre du terrain. Le « modèle français » s’exporta néanmoins dans le monde. L’Industrial Workers of the World (IWW) créé en 1905 à Chicago était l’un des adeptes du genre en affirmant que « si les travailleurs du monde entier voulaient l’emporter, il leur suffisait de prendre conscience de leur solidarité, de croiser les bras pour que le monde soit paralysé. » Chiche !

Après 1917-1918, la parenthèse grève-généraliste s’est refermée. Le « débat » était clos. Le syndicalisme perdait ses capacités de transformation sociale et laissait la classe ouvrière sous la tutelle des politiciens. « Ils ont perdu, donc ils avaient tort », ricanaient les réformistes. En quoi les prédictions de Jules Guesde ou de Jean Jaurès ont-elles été plus réalistes que celles des syndicalistes révolutionnaires ? En quoi l’antimilitarisme des syndicalistes révolutionnaires était-il utopique ? «  Le lecteur pourra prendre la peine d’imaginer ce qu’aurait pu être l’histoire du XXe siècle sans le bain de sang de la Première Guerre mondiale », conclut Miguel Chueca en introduction à ce livre qui comprend également des repères sur les grands moments de cette période (répression militaire à Fourmies, à Chalon…, grèves et manifestations célèbres, attentats, procès des Trente, affaire Dreyfus, création des journaux l’Humanité, le Père peinard, l’Anarchie, le Libertaire, la Vie ouvrière…) ainsi qu’un glossaire très utile.

En ces temps de guerres sociales et de guerres tout court, il ne serait pas idiot que les travailleurs du monde pensent un jour à croiser leurs bras… On arrête tout. On éjecte les vautours qui nous saignent. Et après, rêve général ?

Déposséder les possédants – La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), textes de Émile Pouget, Fernand Pelloutier, Jean Jaurès, Édouard Berth, Paul Louis, Hubert Lagardelle, Georges Sorel… rassemblés et présentés par Miguel Chueca, éditions Agone, 274 pages. 18€.