Albert Camus et les libertaires
L’action d’Albert Camus aux côtés des anarchistes a longtemps été occultée par les chroniqueurs, pour ne pas dire les censeurs. À Lourmarin, où Camus repose, une exposition et un colloque réparent « l’oubli ».
Camus est né en Algérie, en 1913, dans une famille pauvre. Orphelin de père (tué en 1914 lors de la bataille de la Marne), Albert a été élevé par sa mère, une femme d’origine espagnole presque sourde et analphabète, et sa grand-mère. Soutenu par ses instits et professeurs, dont Louis Germain et Jean Grenier, il fera de brillantes études mais, touché par la tuberculose, ne pourra pas décrocher l’agrégation et le professorat qu’il convoitait
C’est à Alger républicain que Camus fera ses premières armes dans le journalisme. Ecrivain, dramaturge, essayiste, il écrira et publiera successivement La Révolte dans les Asturies (1936), L’Envers et l’endroit (1937), Noces (1939), L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe (1942). Pendant la guerre, il rejoindra la rédaction de Combat clandestin. À la Libération, il en deviendra le rédacteur en chef. Il quittera Combat en 1947 et poursuivra son œuvre en publiant La Peste (1947), Lettres à un ami allemand et L’État de siège (1948), L’Homme révolté (1951), La Chute (1956)... En 1957, Camus a reçu le prix Nobel de littérature. La même année sortait Réflexions sur la peine capitale. Il est mort le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture. Son ami Michel Gallimard était au volant. Camus avait quarante-sept ans et jouissait d’une renommée internationale. Il est enterré dans le cimetière de Lourmarin, village où il avait acheté une maison en 1958.
La guerre d’Algérie faisait des ravages à la mort de Camus. Elle est pour beaucoup dans les polémiques qui entourèrent l’écrivain. Bien que Pied-noir, Camus a été l’un des premiers à dénoncer le colonialisme français et à soutenir les Algériens musulmans dans leur volonté d’émancipation culturelle et politique, tout en émettant de très sérieuses réserves sur le FLN qu’il jugeait trop autoritaire et centraliste.
Sa vive sympathie pour le mouvement libertaire n’aida pas à apaiser les critiques. De nombreux indices illustrant son attachement à la tradition anarchiste parsèment ses écrits, pièces de théâtre, essais et romans. Pour ne parler que de lui, L’Homme révolté résonne comme une véritable profession de foi. L’ouvrage s’inscrit dans une problématique purement libertaire. Comment faire la révolution en évitant le recours à la terreur ?
Dans les années 1940 et 1950, Camus entretiendra des liens étroits avec les responsables de journaux anarchistes, francophones ou non. Parmi eux, Rirette Maîtrejean (coéditrice du journal L’Anarchie), Maurice Joyeux et Maurice Laisant (du Monde libertaire), Jean-Paul Samson et Robert Proix (de la revue culturelle et antimilitariste Témoins), Pierre Monatte et André Rosmer (de La Révolution prolétarienne), Louis Lecoin (de Défense de l’homme et de Liberté), Gaston Leval et Georges Fontenis (du Libertaire), Giovanna Berneri (veuve de l’anarchiste Camillo Berneri assassiné à Barcelone, du journal italien Volontà), José Ester Borràs (du journal espagnol Solidaridad Obrera)... Camus avait aussi des contacts avec des journaux anarcho-syndicalistes suédois (Arbetaren), allemand (Die freie Gesellschaft) et latino-américain (l’Argentin Reconstruir).
Les interventions d’Albert Camus aux côtés des anarchistes sont nombreuses. Il soutenait par exemple l’antimilitariste Maurice Laisant lors du procès fait aux Forces libres de la paix qui étaient poursuivies pour leur lutte contre la guerre d’Indochine. « Il me semble impossible que l’on puisse condamner un homme dont l’action s’identifie si complètement avec l’intérêt de tous les autres hommes. Trop rares sont ceux qui se lèvent contre un danger chaque jour plus terrible pour l’humanité », plaida-t-il devant un tribunal sourd à ses arguments. Le compte-rendu de l’audience fut publié en février 1955 dans Le Monde libertaire. Camus était présent dans les meetings et manifestations organisés par les libertaires contre la répression en Espagne ou dans les pays de l’Est (à Berlin-Est en 1953, à Poznan et à Budapest en 1956). « Le monde où je vis me répugne, mais je me sens solidaire des hommes qui y souffrent », disait-il.
Auteur d’articles publiés dans Le Libertaire et dans Le Monde libertaire, Camus était également très proche des syndicalistes révolutionnaires de La Révolution prolétarienne avec qui il fonda les Groupes de liaison internationale (GLI) qui aidaient les victimes des régimes totalitaires, staliniens et franquiste notamment. La situation en Espagne était au cœur de ses préoccupations. Dans Le Libertaire du 26 juin 1952, il publia un texte pour exposer les raisons de son refus de collaborer avec l’UNESCO où siégeait un représentant de l’Espagne franquiste. Quand Louis Lecoin lança, en 1958, sa campagne pour l’obtention d’un statut pour les objecteurs de conscience, Albert Camus était toujours là. Membre du comité de secours aux objecteurs aux côtés d’André Breton, de Jean Giono, de Lanza del Vasto, de l’abbé Pierre, il rédigea le projet de statut et participa activement à la campagne qui aboutira, en 1963, par une victoire qu’il ne verra pas. Homme révolté, insoumis, admirateur de Gandhi, Camus milita contre tous les terrorismes et imprégna de non-violence son idéal libertaire. « Ni victimes ni bourreaux... »
Après sa disparition brutale, les anarchistes furent abattus. Leur désarroi se lisait dans Le Monde libertaire de février 1960. Le mensuel publia des contributions de Maurice Joyeux, Maurice Laisant, F. Gomez Pelaez, Roger Lapeyre, J.-F. Stas et Roger Grenier. La rédaction du ML signa un article intitulé Albert Camus ou les chemins difficiles. Ce qui résume bien la vie et l’œuvre d’un philosophe qui refusait d’être considéré comme un guide, un maître à penser.
« Albert Camus, qui au-dessus de tout plaçait l’esprit d’équipe, était notre camarade, écrivaient les anars en deuil. Son amitié, qui n’a jamais supposé une adhésion entière à toutes les solutions que nous proposons aux hommes, ne s’est jamais relâchée. Sa présence, dans nos manifestations, ses contacts avec quelques-uns d’entre nous aux heures difficiles en font foi. » Maurice Laisant, qui avait reçu un soutien appuyé de Camus devant la 17ème Chambre correctionnelle, ne cachait pas non plus son émotion : « Chacun voudrait dire son deuil de celui que nous perdons et en le faisant aujourd’hui, j’ai le sentiment de reconnaître la dette de tous les pacifistes envers celui qui fut plus qu’un grand homme : un homme ! »
L’exposition Le don de la liberté : Albert Camus et les libertaires est à voir jusqu’au 24 août à la bibliothèque municipale de Lourmarin (Vaucluse). Une initiative préparée avec le concours du Centre Albert-Camus (bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence), de la librairie du Monde libertaire (Paris), du Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA) de Lausanne, de l’Institut international d’histoire sociale (IIHS) d’Amsterdam et de collectionneurs privés.
Ouverture du mardi au dimanche, de 17h à 20h30, les vendredis et samedis de 10h à 13h. Entrée libre. Renseignements au 04 90 08 34 12 ou au 04 90 68 10 77.
Sur le même thème, les Journées Albert Camus se dérouleront au château de Lourmarin, les 10 et 11 octobre 2008, avec des témoins, des écrivains, des chercheurs, des journalistes. Entrée libre.
Informations en écrivant à l’association Rencontres méditerranéennes Albert Camus, mairie 84160 Lourmarin. Renseignements par téléphone au 04 90 08 34 12 ou par Email : andree.fosty@free.fr
Les textes publiés par Le Monde libertaire après la mort d’Albert Camus ont été réunis dans le numéro 26 de la revue Volonté anarchiste. Ils sont, avec d’autres textes illustrant les liens entre Camus et les libertaires, également disponibles ici.
On peut encore lire L’œuvre et l’action d’Albert Camus dans la mouvance de la tradition libertaire, un essai de Teodosio Vertone publié par l’Atelier de création libertaire.
En illustration, un libertaire vu par un autre libertaire, Albert Camus photographié par Henri Cartier-Bresson.