Le marteau sans maître

Le marteau sans maître

C’est un succès, à n’en pas douter : c’est le onzième tirage. Onze fois que le même éditeur publie le même livre, c’est tout de même assez rare pour le signaler ; quand c’est un recueil de poésie, c’est encore plus émouvant … N’écoutez pas les Cassandre au service de la lobotomisation des esprits : la poésie n’a pas perdu ses lecteurs, la preuve !

Hé oui, si René Char a publié une grande partie de son œuvre chez Gallimard, son premier éditeur ( après deux publications modestes en plaquettes) fut José Corti, le frêle libraire d’avant-garde, ce Provençal, issu d’une famille de Pernes, qui devint très vite l’ami du poète car, tous les deux, gardaient dans les yeux la même lumière coupante du sud. Ils se comprenaient à demi-mot et s’amusaient comme des collégiens à utiliser des expressions du pays lorsqu’ils conversaient sous l’enseigne du 6, rue de Clichy … Amis, donc, le poète et l’éditeur, à tel point que Char donnera, dès 1930, comme adresse parisienne celle de José Corti. Une solidarité est ainsi née et rien ne parviendra à l’entamer, même si l’éditeur se montre prudent tant il a conscience de la violence comprimée chez son ami, tant il redoute ses explosions. En effet, si Char apparaît protecteur et rassurant pour ses proches, il peut devenir terrible pour tout autre. Il rêve plus que jamais de révolution, de fracas et aspire à l’embrasement de la société … Il se demande quand les surréalistes cesseront leurs gamineries, et oseront enfin se saisir du problème à bras le corps.
Et, tandis que les Noailles célèbrent, ce 9 juillet 1930, la sorti du premier film surréaliste qu’ils viennent de produire, L’Age d’or (scénario de Dali, mise en scène de Bunuel), Char, à l’autre bout de la France, écrit les premières lignes de son poème en prose, Artine :

Dans le lit qu’on m’avait préparé il y avait : un animal sanguinolent et meurtri, de la taille d’une brioche, un tuyau de plomb, une rafale de vent, un coquillage glacé, une cartouche tirée, deux doigts d’un gant, une tache d’huile …

Le mois d’août se passera en Espagne, d’abord chez les Dali : Gala s’entendra très bien avec René Char et ils partageront tous les deux de longues ballades sur la plage. A la fin de son séjour, Dali lui offrira une gravure pour illustrer Artine. Char décide alors de s’installer à Barcelone dès la mi-août, et mène grande vie. Il y fera la connaissance de Pilar dont il s’éprendra, puis rentrera avec elle en Provence. Il se remet à l’écriture et termine, en septembre, Artine d’une seule phrase, un coup de fusil dans le poème : "Le poète a tué son modèle."

En 1934, Char, qui s’est lié avec Tristan Tzara, dont il apprécie les analyses politiques et son communisme pragmatique, lui donne à lire ses derniers poèmes. Il compte sur le promeneur dada pour répondre à son attente dans sa verve et son franc-parler. En effet, Char est face à un dilemme : il veut regrouper en volume tous ses textes à partir d’Arsenal.
Il cherche un titre, il hésite entre plusieurs variantes – Le Marteau volant, Le Marteau ailé, Le Marteau libre. Au début de 1934, il opte finalement pour Le Marteau sans maître. Un marteau de forgeron qui ne reconnaît ni Dieu ni diable, un marteau qui vole de ses propres ailes et transperce le poète. Il s’en explique ainsi à Breton : "C’est dans les veines infléchies du silex que débute le Poème. Puis il passe en nous. Nous le chargeons de sa fatalité. Nous orientons son devenir. Incalculablement. Alors c’est lui qui porte le poète dont nous corrigeons la dérive."
Une fois le titre trouvé, il lui faut un éditeur. Char confie alors le manuscrit à Eluard, lui laissant le soin de plaider sa cause chez Gallimard. Cela ne suffit pas : Gallimard tergiverse tant et si bien qu’il finira par refuser de le publier. Char se tourne alors vers José Corti, lequel accepte au nom de l’amitié, du talent et de la Provence !

Si vous n’avez pas encore lu René Char, sachez que c’est avant tout une voix : à peines quelques pages lues – à haute voix ou campé dans un canapé – que vous serez prisonnier de ce style, que vous reconnaîtrez à l’avenir cette colère si foudroyante qui présida à la naissance des premiers vers. Cloches sur le cœur publié dès 1928 à Arsenal en 1929, font preuves d’une poésie qui exprime une expérience intime saisie au plus prés de la perception.
Composé d’un assemblage de petits recueils (Arsenal, Artine, L’action de la justice est éteinte, Poèmes militants, Abondance viendra) ce livre est un patchwork qui relie les mondes de René Char dont on notera, par exemple, Eaux-mères (tiré d’Abondance viendra) qui illustre la distance prise par le poète à l’égard de ses amis surréalistes qui ont substitué à l’ancienne versification d’autres lois. Par défi, Char affirme sa volonté de changer d’existence et le dit tout autant que sa recherche d’un nouvel ordre et son souci d’un nouveau langage.
Son art poétique circule tout au long des poèmes ; mais loin d’avoir pour objet la confection du poème, il tourne autour d’une seule question essentielle qui est de savoir comment établir dans la poésie un discours vrai. Car, participant du corps et de l’esprit, le langage vrai ne peut qu’être lié à une conduite.

Celle de René Char sera exemplaire, et pas seulement sous l’uniforme du capitaine Alexandre pendant la guerre – lui ne choisira pas l’exil comme Breton, mais le combat en dirigeant la Résistance en Haute Provence ! – mais aussi dans tous ses écrits quoiqu’il soit aussi conscient que la situation de l’homme dans l’espace et dans le temps soit tenue pour la marque de sa contingence et du caractère apparemment dérisoire de son existence. C’est principalement le rappel à l’ordre du temps que l’homme supporte le moins, au point que l’ombre portée par la mort sur la vie suffit à la rendre insignifiante à ses propres yeux. Or, le poète est en ce sens le plus exposé : l’exercice poétique est côtoiement de la mort.
Mais René Char sait aussi manier la dérision quand il ne fait pas front : il sait que la faucheuse aura moins de poids si sa vie aura été plus justement accomplie. Se donnant pour hardi, modeste et mortel, le poète attend de l’œuvre conçue avec hardiesse et menée avec modestie dans l’usage des mots et le regard sur les choses, qu’elle rende insignifiant son caractère mortel. Il s’agit ici d’un courage premier, et non d’une conquête de l’âge : "Mort, tu nous étends sans nous diminuer"

En cela, ce livre est essentiel à double titre : pour la place majeure qu’il occupe dans la Littérature et pour son rôle de détonateur pour chaque lecteur qui ira défier la musicalité de cette aventure poétique à l’éclair purificateur.

René Char, le marteau sans maître suivi de moulin premier, José Corti, mars 2008, 150 p. – 12,00 €