Combas & Kijno : le Chemin de Croix des possibles

Combas & Kijno : le <i>Chemin de Croix</i> des possibles

Après la présentation à l’hospice d’Hâvré, dans le nord de la France, voici présentée pour la première fois à Paris – jusqu’au 2 octobre 2008 – à l’invitation du Mobilier national, en la chapelle des Gobelins, l’œuvre commune réalisée, entre 2003 et 2005, par Ladislas Kijno et Robert Combas.

Dans une société de la hâte, on prendra son temps. En ce lundi 23 juin, à midi, le soleil claque dans la cour pavée, il inonde sa superbe et la petite troupe endimanchée et claudiquante tarde à pénétrer dans la chapelle, comme si une dernière réserve se figeait en elle, une main invisible sur l’épaule leur recommandait d’attendre encore un peu, de préserver ces derniers instants de quiétude car, une fois dans la grotte sacrée, plus rien ne sera comme avant ! Je monte les deux marches et retire mes lunettes de soleil. L’œil discerne mais ne voit pas encore, il en profite pour mettre à profit la moindre lueur, et devine déjà ces couleurs vives qui inventent un monde qui commence, avec son lot de signes, de gueules, de membres, de larmes et de sang …
On ferme alors les yeux, puis on les rouvre et ce n’est ni l’éternité, ni la tradition, ni la croyance mais plutôt une émotion particulière qui nous assaille, à la fois puissante et douce, une sensation sauvage et vivante.

Je suis donc je peins ! Voilà une définition que nos deux compères pourraient revendiquer, surtout Ladislas Kijno qui entreprit le petit séminaire d’Arras et s’orientait lentement vers une carrière philosophique si le doigt de Dieu, justement, ne l’avait proscrit des biens portants pour l’envoyer respirer le bon air pur des montagnes, plus haut, plus près de la lucidité, cet éclair qui tançait René Char, et qui blessa aussi le jeune Lad. Peindre alors, peindre pour ne pas devenir fou à la confrontation des malheurs du monde, peindre pour descendre, paradoxalement, se fondre, disparaître derrière le paraître ennuyeux et scruter les assises du monde en commençant par nettoyer les abysses de tout ce qui remonte à la surface, en faire son matériau et le vomir pour le chasser. Peindre et brûler ses toiles, une fois, deux fois, toutes en un brasier salvateur, purifiant l’âme autant que les châssis tordus par les flammes. Peindre enfin pour s’unir, dans la touffeur du quotidien, à l’homme oiseau qui est libre de dénoncer les turpitudes, de jouir de l’amour, de choisir son chemin …
Chemin de croix que le destin de tout homme, Chemin de Croix que celui du premier d’entre nous qui voulut mourir par amour de son prochain. Mais quelle folie, encore aujourd’hui incomprise tant elle demeure dans l’ombre de la vérité. Alors, quand les mots ne suffisent plus, restent les couleurs : clairs-obscurs pour Kijno, brillantes pour Combas. Duo qui n’est pas duel mais dialogue dans la connivence spontanée. Résultat ? Quatorze stations qui sont quatorze chefs-d’œuvre de gravité et de dérision car la vie est ainsi faite dans son ambivalence. Quatorze tableaux saisis d’émotion première et d’irrévérence avouée, car le sacré n’exige pas l’ennui, l’hommage ne quémande pas la stature mais seulement que les tripes soient nouées, que la gorge se serre et qu’il se passe quelque chose !

Et il s’en passe des choses dans la tête de ce public soit disant trié sur le volet, heureusement chahuté par quelques jeunes étudiants venus troubler les retrouvailles. Kijno sur son banc : le roi reçoit assis, il n’a plus vingt ans, mais l’œil pétille et la langue serpente, fine et joyeuse entre les dents blanches, l’homme est aux aguets, il raconte et raconte encore ce que fut sa vie durant son éternel combat contre les obscurs. Puis il lève les yeux, passant au-dessus des touffes blanchies, des crânes dégarnis, et se met à rêver l’instant d’une seconde volée aux courtisans, plongé dans l’une de ses toiles, heureux comme un gamin des rues.
Ce gavroche de la peinture a fait sa partition en noir, blanc et doré ; Combas, lui, a remplit l’espace avec une profusion de couleurs dans sa veine figurative tissant néanmoins sur la toile des consonances abstraites.
Mais attention, ne vous y trompez pas ! C’est une peinture de souffrance malgré l’esthétique moderne que Combas a imprimée au mouvement des scènes. Cette Via Dolorosa, que le pape des papiers froissés et le héraut de la figuration libre ont osé, est unique, car elle oppose le banal au mystique. Combas et Kijno ont posé le postulat de brouiller les pistes pour que cette œuvre à quatre mains soit le phare qui guidera les jeunes peintres vers les nouveaux territoires de l’imaginaire. Rien de moins. C’est donc une œuvre majeure, un point de repère que l’on citera dans les années à venir comme l’instant d’une naissance, plus qu’un courant, une évidence.

Tableau de Kijno

Combas et Kijno sont donc là pour nous rappeler que la peinture est à l’origine du verbe ; oui, l’on peignait avant de nommer : La Bête de Lascaux, que rédigea Maurice Blanchot en 1958 – et qui mit en ébullition le milieu artistique et intellectuel français – célèbre la fascination qui, dans l’imaginaire esthétique et dans l’inconscient scientifique, remettait en cause le curseur de l’histoire des arts et du processus d’hominisation. René Char, le premier, avait témoigné du choc de cette découverte dans La Paroi et la prairie, dès 1952. Et aujourd’hui, dans cette sombre chapelle, en enlevant mes lunettes de soleil, le temps que mes yeux s’habituent à l’obscurité, je me suis dis que ces toiles-là honorent l’Homo faber, hier considéré comme hirsute et sauvage, et qui, par la magie de Lascaux, fut élevé au rang de peintre et son art pariétal l’égal d’un Michel-Ange peignant le plafond de la Sixtine ou d’un Matisse réalisant la chapelle de Vence en 1952 … Alors, les frasques de Kijno & Combas ? Cette effronterie qui présente les femmes près du Christ comme de vulgaires madones aux lèvres rouges écarlate, ont-elle leur place ? La réponse est sans conteste oui, car elles symbolisent le sens de la vie en rendant sa fluidité au grand mystère du corps ressuscité. Ici, devant mes yeux, est pour la première fois inventée cette veine luxuriante et si percutante de la modernité au service du sacré. Balayées les soit disantes frasques qui sont bien les témoins d’une émotion inédite, une émotion qui signifie que le sacré, d’une grotte ou d’une chapelle, peint à même la pierre ou, comme ici, jaillissant des tableaux, sera à jamais lié à l’expression picturale dès que l’on ose aborder la souffrance des hommes et leur destin ici-bas.

Kijno est un passionné de l’Autre, il est l’amoureux multiple des relations qu’il a pu tisser au fil de sa vie, en recherche permanente d’une complémentarité avec laquelle il fusionnera le temps d’un dialogue, d’un repas, d’une lettre, d’une rencontre … Perpétuellement à l’affût, il a su lire, dès 1970, dans l’œuvre en mutation de Robert Combas l’avenir qui l’attendait, et il a su l’étreindre pour embrasser avec lui l’invisible. Tout comme il a su lire en mes poèmes l’algorithme de l’amour et résoudre le problème des formes par l’introspection psychanalytique comme, par le passé, il l’avait fait pour l’œuvre de Tristan Tzara, d’Aragon ou de Visconti.
Ici même, donc, il a su faire venir à lui les formes de Combas, cette fougue et ce ressac se conjuguant pour donner à chaque scène une situation/forme unique. Combas et Kijno ont su maintenir une tension exaltée jusqu’à l’apothéose, cette Descente de Croix (14e et dernière station) dans laquelle ils imprimèrent toute l’ampleur de leur vision dans le processus de libération du corps. Jésus n’est pas mort, seul son corps est éteint, mais demeure intacte l’idée même du Verbe. Pour se faire, nos deux irrévérencieux artistes ponctuèrent ce diptyque d’une anagramme grecque – I Ch Th U S – que les premiers Chrétiens des catacombes romaines déchiffraient en cachette, à partir de chaque lettre : "Iesus Christos Theou Uios Sôtre", soit Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur.

14ème station

En 2001/2002, Kijno s’était emporté sur le Chemin de croix de l’amour, réalisé à l’acrylique et au spray sur des toiles de 160 par 130, 146 par 114 ou 130 par 162. Bernard Noël l’avait accompagné dans cette transe car, déjà, Kijno savait que l’on exorcise mieux à deux – par le mot et l’image – le feu qui vous brûle, le sel qui cingle votre sang jusqu’à le faire bouillir. De l’Icône métaphysique (1ère station) à L’extase (14ème station), en passant par la Maternité, le Viol ou les Odalisques d’Ingres, Kijno se projetait dans l’inconnu en osant pourfendre le dogme par l’image, car l’image est un cri, une délivrance hurlée dans l’éther du silence hypocrite pour tester les hommes et demeurer en l’air, invisible, inaudible aux sots, mais à jamais présente, pour rappeler le spectre de l’apparence. L’amour est donc un chemin de croix à part entière, et qu’il soit sexué, sexuel ou spirituel, il est le plus dur chemin que l’homme ait à emprunter mais aussi le seul et unique qui mène à une possible hypothèse de réalisation. Et un homme qui ne se réalise pas se perd …

Ici, il est question du premier Chemin de croix, de l’original en quelque sorte, un combat pour l’amour, contre la vie qui n’est qu’un corps, véhicule lourdaud qui nous impose l’altérité comme sortie de secours. Ici, le cahier des charges imposé par Kijno fut des tableaux de 195 par 130, toujours de la même taille car la toile est un format avant d’être un support ; ce qui permet ensuite d’occuper l’espace en l’ouvrant à ses desseins pour que la force de la peinture soit sienne.
En cela, Combas transperce Kijno, foudroyant cette image induite par la forme, fusionnant l’œuvre comme deux corps qui s’aiment fondent l’un l’autre en une seule masse gesticulant l’aboutissement. Alors, si l’œil se plie d’abord à l’image pour éviter la question, une fois celle-ci adoptée par le tableau, vous êtes autorisé à y pénétrer : mais attention, danger ! La foudre vous cloue les pieds dans la pierre et les yeux au paradis ; votre cœur ne vous sert plus à rien, vous être mort et seule votre âme jouit d’une si belle matinée qui s’achève en ce haut lieu de la liturgie à jamais marqué, désormais, par l’inextricable beauté du sens donné au signifié. Jésus n’a pas subi le martyr pour rien ; loin des dogmes et des croyances, ce moment d’une vie sacrifiée à l’avenir de l’humanité mérite bien une messe. La voici, au-dessus du brouhaha des amis et des curieux, des courtisans et des intimes, l’entendez-vous qui siffle à vos oreilles ce chant d’amour ? Voyez-vous ces tableaux comme je les vois ?

Tableau de Robert Combas

La folie de Combas rejoint l’idéal d’Erasme : fustiger ce qui est sérieux, rire de l’acquis et traiter avec respect l’insignifiant, une autre manière d’affirmer cette folie dans la quintessence de la beauté jaculée comme autant de coups de pinceau rageurs qui ne sont, en réalité, que caresses et pitreries.
En quatorze stations s’incarnent la violence, et pas seulement celle faite à un seul homme, mais toute la violence du monde qui se déchire dans la perte de l’idée de création pour seulement copier, copier et recopier. Picasso au secours ! Qui, après le peintre espagnol a osé tout détruire dans la sauvagerie de la beauté à reconstruire ? Qui a su dire combien l’art est une assise fragile aux ailes coupées ? Si nos deux elfes se sont enfin trouvés pour incarner la vision qui foudroie, l’encre qui inverse l’illusion pour bâtir un ailleurs chez nous, dans ce cadre à l’identique quatorze fois mais toujours différent puisqu’imprégné de corps en mouvement, nous pouvons affirmer que nous touchons ici au sacré, dans cette conduction entre les formes (Combas) et la présence (Kijno), entre cette surface plate qui est volume de la matière : lorsque notre regard se pose le tableau s’anime. Et chaque station s’impose comme un état limite, un absolu définitif ; mais déjà le mouvement instruit de passer à la suivante et, dans cette progression intime, l’intensité opère, graduant sa puissance. Quatorze fois la forme est accomplie. Totalement. Quatorze fois j’ai en mémoire la dernière parole de Jésus avant de mourir, ce dernier souffle que j’extraie toujours de cet extraordinaire roman qu’est La dernière tentation, de Nikos Kazantzàkis : "Tout est accompli" ; oui, tout est accompli avec ce Chemin de Croix dans un mouvement de permutation de l’altérité.