A propos des Chinoises aux pieds bandés

A propos des Chinoises aux pieds bandés

Sur la place du village de Tuanshan (sud du Yunnan), elle s’avançait vers moi, toute frêle et ridée, son panier de babioles à la main. Mais sa démarche incertaine, claudicante, n’est pas due à son âge. Non. Ma Yu Fen, 90 ans, de l’ethnie Yi, est une « femme aux petits pieds », euphémisme employé par les agences de voyage locales pour livrer en pâture à des touristes avides de sensationnel et d’exotisme de pacotille, cette « espèce en voie d’extinction » que sont les Chinoises aux pieds bandés. « Dernières survivantes » d’une barbarie millénaire, perpétrée dans une des civilisations les plus raffinées de l’histoire de l’humanité : celle de la Chine impériale.

Le bandage des pieds commençait vers l’âge de quatre ou cinq ans. La mère tirait les quatre petits orteils sous le pied, vers le talon, le gros orteil étant laissé libre. La marche forcée sur le pied enveloppé dans des bandages de plus en plus serrés cassait les os des orteils. Dans un deuxième temps, le pied était cassé transversalement sur un cylindre de cuivre, afin d’en faire se rejoindre l’avant et l’arrière, à l’exception du gros orteil, et d’accentuer la courbure de la voûte plantaire. Le but recherché était d’obtenir un pied aussi petit que possible, entre neuf et dix-sept centimètres à l’âge adulte, mais aussi d’une forme très particulière : un gros orteil proéminent, une voûte plantaire en forme de cavité arrondie.

Outre les souffrances infligées par cette torture lente s’étalant sur toute la durée de la croissance ; outre l’infirmité à vie due à ces pieds dysfonctionnels, qui ne permettaient qu’une marche à petits pas, sautillante, limitant, bien sûr, les déplacements et confinant ces femmes à la maison, les pieds ainsi mutilés exposaient celles-ci aux ankyloses, surinfections, atrophies musculaires, paralysies…

Selon les historiens, cette coutume remonte au dixième siècle. Limitée d’abord aux dames de la cour et de l’aristocratie, elle s’étendit progressivement à la bourgeoisie, puis à toutes les couches de la société, jusqu’aux minorités ethniques, à l’exception des Hakka, minorité inassimilable. Elle ne fut sérieusement interdite qu’en 1912, sous la République de Sun Yat-sen, et ne disparut définitivement qu’aux alentours de la seconde guerre mondiale.

Le bandage des pieds était signe de distinction, de raffinement. « Il s’agissait aussi pour les élégantes chinoises de se démarquer du grossier envahisseur mongol et de ses femmes aux grands pieds » (1). Plus tard (17ème siècle), un édit impérial interdit le bandage des pieds aux femmes mandchoues sous peine de mort. Elles contournèrent l’interdit en portant un talon au centre de la semelle, qui leur conférait la démarche hasardeuse des Chinoises. L’étonnante extension de la coutume des plus hautes sphères à l’ensemble de la population, fruit de la toute-puissance du modèle des classes dirigeantes, traduit en même temps un impossible désir d’ascension sociale dans cette société fortement hiérarchisée et inégalitaire, et sa compensation sur le plan de l’imaginaire, à la manière des fabliaux récités jadis dans la misère noire de nos chaumières…

Car c’est bien au conte de fées qu’on eut recours… L’origine de la pratique du bandage des pieds était attribuée à la passion du prince Li Yu, qui régnait au dixième siècle sur un des Dix Royaumes du Sud, pour sa favorite, la concubine Chose Précieuse, et notamment pour ses pieds, qu’elle avait fort petits. Elle dansait sur la pointe de ses chaussons, sur un piédestal en or et pierres précieuses, en forme de fleur de lotus. Les autres concubines, délaissées et jalouses, tentèrent de l’imiter en bandant leurs pieds pour les faire paraître plus petits. Le pied ainsi remodelé, objet de poésie, fut appelé « lotus d’or ». Un roi fit carreler son palais de motifs de lotus, pour que sa favorite paraisse faire éclore des fleurs à chaque pas. Dans la culture bouddhiste, le lotus émerge d’une eau souillée mais reste pur. Il est symbole de sérénité et de noblesse. De nombreux bodhisattva sont représentés sur un lotus.

Le petit pied ou « pied mignon » faisait donc l’objet d’une vénération.

La légende qui attribue au penchant fortuit d’un seul individu, fût-il empereur de Chine, l’origine d’une coutume aussi contraignante et durable est évidemment une construction a posteriori, visant à l’idéaliser, à lui donner une dimension narrative. Cependant cette légende est révélatrice : le « petit pied » est, d’emblée, l’atout à posséder pour plaire à l’homme de rang élevé !

Nous avons là tous les ingrédients d’une société patriarcale traditionnelle pure et dure. Dans ce type de sociétés, la femme, être relatif, n’existe pas en tant qu’individue autonome. Elle n’a pas de statut propre. Elle est destinée au marché matrimonial, où se jouera son destin de compagne et de reproductrice, soit son statut social : celui de son mari. Si ce marché est règlementé, son époux est désigné dès sa naissance par un système plus ou moins complexe de parenté et de lignage. S’il fonctionne sur le mode libéral, selon la loi de l’offre et de la demande, soit, de la concurrence, la femme doit, pour se vendre avantageusement - seul idéal que lui propose la société - satisfaire à certaines normes, variables d’une culture à l’autre, mais toujours impératives. Son degré de conformité à ces normes déterminera sa valeur marchande, soit ses chances d’être choisie par un homme de rang élevé. Celui-ci l’arborera comme un emblème de sa puissance, un trophée, un signe extérieur de richesse et de pouvoir…

Les normes ainsi dictées aux femmes par les sociétés patriarcales traditionnelles, les atouts à cultiver pour se valoriser, vont des plus banals - qualités esthétiques, domestiques, mondaines - en passant par la virginité, certificat d’exclusivité de l’acquéreur, jusqu’aux déformations les plus sophistiquées et les plus aberrantes du corps : excision, infibulation, repassage des seins (Cameroun), élongation du cou (femmes-girafes en Thaïlande), etc. Un véritable florilège d’atrocités. La Mauritanienne de jadis, gavée au lait de chamelle, voyait sa cote grimper avec son poids ! Celle de la Chinoise était fonction décroissante de la taille de ses pieds.

Les descriptions du contexte dans lequel avait lieu le bandage des pieds attestent toutes de cette dimension marchande. « La réussite sociale d’un homme se marquait par le nombre de femmes aux pieds bandés, épouses et concubines, qui peuplaient sa maison » (1)… « Un marieur cherchant un époux (pour une jeune fille) présentait à la mère du jeune homme, non pas un portrait de la jeune fille, mais une de ses paires de pantoufles. Plus le chausson était petit et plus la prétendante avait de chance de séduire, la belle-mère pouvant ainsi juger tout à la fois de son aptitude à souffrir et de ses talents de brodeuse, deux qualités indispensables à une future épouse »(1). « Les filles aux grands pieds, en plus des difficultés à trouver un mari, subissaient la moquerie de tous » (2). « Les Chinois sont persuadés que de cette atrophie dépend le prestige de la famille. À leurs yeux, une jeune fille qui n’a pas de petits pieds ne pourra jamais trouver un mari qui fasse honneur à sa famille » (3).

Dans la version chinoise du conte « Cendrillon », Sheh Sien, dans sa hâte de rentrer de la fête avant sa marâtre, perd un de ses souliers. Le prince le fait essayer en vain à toutes les filles du royaume. Il découvre le pendant chez Sheh Sien, et épouse celle-ci, car elle a le plus petit pied du royaume. Dans de nombreuses versions du conte, les autres filles étaient prêtes à raccourcir leurs pieds au couteau, ce qui introduit l’idée que les femmes consentaient à la cruelle pratique du bandage.

En fait, c’étaient des femmes, mères ou grand-mères, qui bandaient les pieds des filles, tout comme les exciseuses sont des femmes. « Lorsque le père s’y opposait, on attendait qu’il soit parti en voyage » (1). N’oublions pas que les femmes sont aussi les gardiennes de la tradition ! Or, dans les sociétés traditionnelles, chacun doit occuper strictement la place qui lui est assignée. Il y va de la cohésion du groupe ; l’intégration dans le groupe est la condition de survie de l’individu. Dans la société qui nous intéresse, bander les pieds de sa fille était la seule façon de lui offrir un avenir. Eventuellement une chance d’accéder à un statut supérieur à celui de sa famille d’origine ; au minimum, un moyen de subsistance. Car les laissées pour compte du marché matrimonial étaient des déchets sociaux.

Dans les sociétés traditionnelles, l’individu est conditionné à remplir son rôle préétabli avec un parfait conformisme, le but étant de perpétuer des structures sociales immuables. Or l’éducation de base des enfants, début de leur socialisation, est entre les mains des femmes. En bandant les pieds de leurs filles, les mères leur transmettaient également le sens que cette pratique revêtait dans la société. De sorte que la seule possibilité de structuration accessible à la petite fille passait par l’identification à l’unique modèle féminin valorisant, la femme aux petits pieds. Structuration qui garantissait la pérennité du système : une fois mère, elle banderait à son tour les pieds de ses filles.

Remarquons que toutes les femmes, épouses, courtisanes, prostituées, avaient les pieds bandés. Les prostitués mâles avaient également adopté la pratique. La fameuse dichotomie « la maman et la putain » des sociétés traditionnelles occidentales, due au relent de péché attaché à la sexualité par la tradition judéo-chrétienne, n’existait pas en tant que telle dans la société chinoise. Elle y est cependant ébauchée : « une épouse convenable ne montrait jamais son pied nu ; cela était réservé aux femmes légères et aux prostituées » (1).

Ceci nous amène à examiner de plus près le caractère érotique de ce pied, que la pudeur commandait de cacher. D’emblée, la pratique du bandage évoque le fétichisme du pied, et de son revêtement, la chaussure. Le fétichisme est, en effet, largement évoqué dans les descriptions. « Ces ravissantes petites pantoufles furent aussi bien sûr l’objet de fréquentes pratiques fétichistes. A la fin du XIXème siècle, un diplomate chinois fut envoyé à la cour de Russie. Comme le protocole lui interdisait d’emmener avec lui aucune de ses épouses aux pieds en fleur de lotus, il se contenta d’emporter dans ses bagages une vaste collection de petites pantoufles brodées appartenant à celles-ci. Il rapporta par la suite qu’il s’était ainsi parfaitement contenté sexuellement pendant toute la durée de son séjour en Russie. Ces chaussons brodés étaient aussi largement utilisés dans les parties de plaisir, tout particulièrement au cours de jeux à boire, et l’on put dénombrer quantité de « confréries de buveurs de la petite chaussure », où rien ne semblait plus délectable que de boire de l’alcool de riz dans une petite tasse placée à l’intérieur d’un chausson brodé » (1). Et, à propos de la courbure de la voûte plantaire : « Le fait que le pied mutilé possédait une cavité que l’on disait exquise à la vue et au toucher et d’un parfum délicieux, n’est sans doute pas indifférent aux multiples et nouveaux jeux érotiques qui furent alors inventés, où cet étrange pied creux et son gros orteil jouaient un rôle majeur » (1).

Pour la théorie psychanalytique, le fétichisme prend racine, au cours du développement de l’individu (masculin), dans la découverte de la différence des sexes ; le fétiche étant, dans cette perspective, le substitut du phallus de la femme.

La mère phallique est, en effet, l’objet d’amour primordial de l’enfant. La vue du sexe féminin (au cours d’investigations enfantines) est pour le petit garçon une expérience traumatisante, « étrangement inquiétante » ; elle suscite chez lui l’effroi - véritable sidération - (« il n’en croit pas ses yeux »), car elle éveille l’angoisse de castration. Face à cette découverte, le parcours normal consiste à élaborer et dépasser l’angoisse de castration par le processus œdipien (identification au père). La position fétichiste par contre repose sur un clivage : la perception réelle, objet d’un déni partiel, n’est pas effacée. Mais en même temps, l’image de la femme phallique est maintenue, moyennant un déplacement de l’investissement du phallus fantasmé de la femme, sur un objet pouvant servir de substitut, et qui deviendra le fétiche. Par exemple le pied, dernier objet aperçu, avant la perception traumatisante, lors de l’investigation enfantine.

Le pied mutilé de la Chinoise, juxtaposition d’un gros orteil de forme phallique et d’une voûte plantaire en creux illustre bien la position fétichiste, caractérisée par un clivage de la représentation inconsciente du sexe de la femme, faisant coexister les organes masculin et féminin.

Mais pourquoi donc l’enfant interprète-t-il d’emblée l’absence de pénis chez la femme comme un manque, résultant d’une castration ? Freud évoque ce cheminement d’idées chez l’enfant par une phrase très significative : « Non, cela ne peut pas être vrai, car si la femme est castrée, sa propre possession de pénis est menacée, et contre cela se rebelle la part de narcissisme dont la nature prévoyante a pourvu précisément cet organe-là » (4). Le recours à la nature - prévoyante, en plus ! - sert ici pour poser comme une évidence universelle ce qui pourrait bien n’être que relatif, et appartenir au fond culturel des sociétés patriarcales…

Plutôt qu’inné, le surinvestissement de cet organe dans lequel semble s’être concentré le narcissisme du petit garçon ne serait-il pas inoculé dans la toute petite enfance par l’entourage ? Celui-ci transmet à son insu par des attitudes, par des gestes, etc. (comme ceux que l’on peut observer lors de la toilette des bébés…), des non-dits, des significations sociales qu’il a lui-même intériorisées, tout comme les mères chinoises, en bandant les pieds de leurs filles, leur inoculaient le système de valeurs dans lequel s’inscrivait leur geste...

Dans le fond culturel de toutes les sociétés patriarcales, le phallus est symbole de toute-puissance et d’invulnérabilité, et, finalement, la pierre de touche de toute symbolisation. Corrélativement, le sexe féminin devient abîme, potentiellement engloutissant, renvoyant au vertige de ses propres origines, recelant dans l’ombre de ses replis quelque menace cachée. Ces connotations se retrouvent en partie dans la cosmogonie chinoise du yin et du yang. La dualité yang (masculin)/yin (féminin) correspond à une série d’attributs opposés : soleil/lune, clarté/obscurité, chaleur/froid, feu/eau, activité/passivité, esprit/matière, et détermine l’équilibre de l’univers. On a même tiré argument de la philosophie taoïste pour justifier la pratique du bandage ! « Le pied des femmes devait être rendu semblable au croissant de la nouvelle lune et obéissait ainsi à l’ordre du monde » (1).

Une autre légende fait remonter le bandage des pieds à l’impératrice Ta Chi, soit à plus d’un millénaire avant notre ère. Ta Chi, « la plus belle et la plus perverse des femmes » était en fait un démon-renard, envoyé sur Terre pour hâter la chute de la dynastie Zhou. Mais la métamorphose n’avait pas été tout à fait achevée. Ta Chi avait gardé des pieds de renard, qu’elle bandait et dissimulait dans de minuscules chaussons brodés. (*)

Ce mythe sur l’origine du bandage, qui le renvoie à un passé lointain, en dévoile le sens profond. Ce petit pied, c’est celui du renard, avatar de la femme belle et prestigieuse. Ce pied, c’est le résidu irréductible de la métamorphose ; la marque indélébile, sur l’enveloppe sublime, du prototype diabolique. La petite chaussure dissimule et suggère cet objet qui focalise terreur sacrée et désir, soit toute l’ambivalence à l’égard du sexe de la femme, dont le pied est le substitut.

Cette fantasmatique, dans laquelle le sexe de la femme est potentiellement menaçant, induit des mécanismes de conjuration visant à maîtriser, domestiquer, voire mutiler celui-ci, pour le mettre à sa merci. La vénération dont le sexe (ou son substitut) mutilé fait l’objet témoigne de ce caractère conjuratoire. La femme, réduite à son sexe, est aliénée. Qu’elle soit placée sur un piédestal somptueux, comme la concubine Chose Précieuse, ou qu’elle soit maltraitée, elle est niée en tant que personne humaine.

Des lois et des changements de société ont pu venir à bout de la pratique du bandage en Chine, mais pas de ce fond culturel inconscient des sociétés patriarcales, qui continue à générer d’autres atrocités, en d’autres lieux. Même dans nos sociétés, en principe égalitaires, subsistent des comportements qui semblent ressurgir tout droit de ce fond culturel ancestral, et qui témoignent de sa pérennité.


1 - Michel Biehn : Cruelle coquetterie ou les artifices de la contrainte ; Editions La Martinière.

2 - Fei Free : Pieds bandés chinois : Trois Cun Lotus d’Or.

3 – Chine : La Balaguère : Les pieds bandés de Chine.

4 - Sigmund Freud : Le fétichisme, in Œuvres complètes, tome 14.

* - Selon les historiens, Ta Chi avait un pied bot.


Précision : L’illustration utilisée ne concerne pas la personne mentionnée en début d’article par Suzanne Weber (note de la rédaction).