TRAVERS, FAMILLE, FRATRIE. Le mort du placard est encore chaud !

TRAVERS, FAMILLE, FRATRIE. Le mort du placard est encore chaud !

« À s’écrire une histoire sans histoires, on s’écrit soi-même plus méprisable que de nature, on reste là, au chaud d’un environnement à ses mesures, à théoriser et noircir le trait du monde qui nous entoure, sans pour autant s’évertuer à autre chose que de suivre le tracé sans gloire d’un destin ordinaire. »
D. P.
[Casse familiale]

Tenez ! Regardez-moi cette petite vieille qui pénètre l’entrée d’immeuble, la clé de son logis déjà tremblante en main, vous la connaissez. Vous ne le savez pas mais vos yeux l’aperçoivent chaque jour, à la même heure, qui suit son tracé immuable sur ce trottoir familier. Mais que savez-vous d’elle ? Rien évidemment. Vous vous en fichez comme de votre première couche. Et pour cause, on ne vous en veut pas, on est tous les mêmes, bien assez à faire avec notre propre quotidien, nos petites histoires et notre solitude personnelle que nous noyons avec plus ou moins de bonheur dans la filature anesthésiée de nos semaines ouvrées ou de nos soirées télé. A chaque jour suffit sa peine, n’est-ce pas ?

Si je vous disais, par exemple, que cette vieille, dans son appartement, n’a même pas conservé quelque part une photo ou deux de son fils ? D’ailleurs, depuis combien de temps n’a-t-elle pas eu de ses nouvelles, en quelle année l’a-t-elle vu pour la dernière fois, son fils ? Mais à propos, ce fils, ne serait-il pas autre que…

Et puis, celui-là. Là, oui là, le mec tout ruisselant de moulants pailletés, qui passe l’aire du videur sans même le regarder, un habitué, c’est clair, on les reconnaît tout de suite, à leur assurance affichée, cet air de ne pas y penser qui se repère jusque derrière les vitres fumées qu’ils ont sur le pif. Ça doit bien faire la millième fois qu’il entre dans cette boîte, celui-là. Visez-moi ça, déjà la goutte en commissure de bouche, heureusement qu’on ne les voit pas, ses yeux, du coup, tellement ils doivent mouiller, façon érectile gluant. Ouais ouais, on voit le schéma… ça va pour se dégoter son vide-couilles hebdomadaire, brûler sa nuit au fond d’ivresses dégueus, d’ailleurs, faut voir comment il la mate déjà, l’autre devant, avec ses arguments bien tendus sous le bustier, sauf qu’on dirait qu’il y a un problème, elle a l’air déjà prise la copine, et sauf qu’on dirait que ça le dérange pas, il les suit le salaud, regardez ça comme il les suit… Et puis sauf qu’il y a un autre problème, peut-être bien que c’est pas du tout un habitué finalement, et peut-être bien aussi que…

Et ici, cette bande d’ados qui se vannent les uns les autres sous les fouets d’eau froide des douches des hommes, le zigouigoui tout bleu, rien, somme toute, que de très banal. Qui croirait, pourtant, que c’est là que va se jouer, pour… Oh ! Et elle, dans la robe de mariée, qui… non. Stop. J’en ai déjà trop dit. Ces vieux, ces jeunes, ces types, ces femmes… ce sont les gens de la vie. Les mêmes que vous croisez dans la rue, au troquet, le samedi après-midi dans la queue du supermarché peut-être, derrière les glaces des voitures qui roulent la nuit en ville ou stationnent sur un trottoir, tous feux éteints… Ces pères, ces frères, ces filles, ces sœurs et mères, vous les connaissez. Si ça se trouve, peut-être bien que vous avez les mêmes à la maison, ou du moins, une fois l’an au réveillon du petit Jésus. Dites, et si on ressortait le mort qui est dans le placard, vous savez, le fameux squelette de la famille ?

Oui.

Il fallait, pour cela, qu’une plume soit suffisamment acérée pour percer la croûte de tristes beaufitudes, d’amours brisées dans leurs limbes, et aussi suffisamment ciselée pour le faire en finesse, rendre l’émotion que peuvent contenir des âmes qui se côtoient depuis toujours avec, dans la gorge, garrotté, le racisme qu’elles éprouvent les unes envers les autres. Pas celui qui fait se détruire entre eux les humains de différentes peaux, non. Simplement les ancrages ancestraux qui régentent des valeurs périmées mais continuent néanmoins de se transmettre de génération à génération. Donner à voir, dépouillée, la souffrance que signent des éducations sous étroits esprits antiques, ou juste irréversiblement clos, enfermés derrière leur autosuffisance ordinaire, non-dits, omissions, suspicions, rumeur… Autant d’armes en puissance, aussi blanches que lames, aussi chaudes que larmes, et noires comme un ricanement de nain de jardin à la face d’une lune inaltérablement poétique.

Car Damien Perez, non content de nous servir une écriture nerveuse, tant pour dresser ses scènes à la façon d’un cinématographe, dans lesquelles les dialogues, maîtrisés, et les climats, sensibles, tissent plusieurs étoffes qui vont pour se rejoindre en une sorte de mandala littéraire haut en couleurs - vives et mi-teintes mêlées - offre à goûter quelques ciels inattendus, comme en miroirs de ces cœurs déchirés, sous des éclats noirs d’humour cynique qui confondent le tragique si bien qu’on croirait presque, parfois, à une danse légère sous une petite pluie douce.

Ne nous y trompons pas. Damien Perez soulève la couverture des consciences pour nous faire voir ce qu’il y a dessous et si c’est rouge, ce n’est pas forcément de la groseille, autant prévenir, mais ce qui est sûr, c’est que sous ses airs de nouvelles, ce premier roman laisse envisager une grande œuvre littéraire à venir et je mets ma main sur la plaque chauffante qu’une fois que vous l’aurez refermé, il va vous arriver deux choses.

La première, c’est que vous allez vous précipiter sur votre enfant pour lui proposer de force un kinder et lui faire un câlin géant parce que vous en aurez furieusement besoin, et la seconde c’est que, avec tout ce qui vous aura échappé lors de votre première lecture, vous rouvrirez le livre à la première page, pour le relire, mais cette fois, en sachant tout.

Damien Perez, Casse familiale, éditions de L’Embarcadère, 122 p. 14 euros.
Couverture de Frédéric Vignale

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