Raison, mobile et justification

Raison, mobile et justification

"Pourquoi voulez-vous parler de ça ?". Cette question récurrente au début d’une enquête sur le handicap et les convictions de mes premiers interlocuteurs ont failli me persuader qu’il faut forcément être soi-même concerné par le sujet pour s’y intéresser.

C’est-à-dire être touché de près, dans sa chair, sa famille, éventuellement joindre la cause par solidarité pour ses plus proches amis. Se sentir concerné sans autre raison que de ne pas être indifférent en tant qu’humain à cette problématique qui touche d’autres humains ? Une idée qui passe très au large des rivages de la pensée de beaucoup de personnes navigant dans le monde « ordinaire ». Anecdotique, marginale, un revers de main pour lui donner congé et on n’en parle plus.

Presque persuadée donc. Mimétisme aidant, j’ai posé une variante de cette question, "pourquoi agissez-vous, vous impliquez-vous, etc. ?", à d’autres personnes « ordinaires » arpentant divers territoires du monde « extra ordinaire » et leurs réponses, bien différentes du postulat précité, m’ont fait réaliser que j’avais frôlé l’intox. J’avoue, j’ai eu envie de me moquer de mes premières sources que je sondais pour tester l’impact du sujet, de leurs raclements de gorge, de leurs pauses, de leurs soupirs, de leurs mines de circonstance ― il faut que je précise que les circonstances sont graves ―, de leurs discours définitifs ; on ne plaisante pas avec ça. Non, certes, mais permettez-moi de rire, si je suis leur raisonnement, j’en déduis que pour s’intéresser à une cause, une bonne de préférence sinon ce n’est pas une raison qu’il vous faut mais un mobile, il faut vivre soi-même une injustice, une violence, un abus...

Se déclarer contre le racisme équivaudrait donc à en être victime soi-même, avoir la peau noire par exemple pour n’évoquer que ce racisme là, être contre la maltraitance des enfants supposerait que l’on est ou qu’on a été soi-même un enfant battu, militer contre la peine de mort ne serait possible que si l’on est condamné ou que l’on compte les derniers jours d’un coupable dont on est proche, lutter contre la faim dans le monde reviendrait à dire qu’on a le ventre vide, souhaiter la libération d’Ingrid Betancourt vous ferait d’emblée appartenir à sa famille, etc., etc. Pourrait-on se dire alors que s’engager, c’est ne s’occuper que de ses propres affaires, un égoïsme louable en somme ?
J’exagère ? À peine.

Je continue surtout à m’interroger ― et suis preneuse de tout avis qui m’éclairerait ― sur ce pourquoi là, cette justification à fournir trop souvent quand on se penche sur la question du handicap et pas sur d’autres du même ordre, rassemblées sous le grand chapiteau de l’humanitaire.