L’ennui et la douleur

L'ennui et la douleur

Le besoin de sentiment conjugué au goût du lucre nous vaut exhibitionnisme et perversité.

Si on osait paraphraser la fameuse tirade dans le Macbeth du grand Will, à propos de notre monde absurde rempli de bruit et de fureur, on dirait de notre actuelle civilisation occidentale qu’elle est une fable dite par les médias, pleine d’ennui et de douleur, qui signifie profit.

Aux foules sentimentales chères à Souchon, l’idéal consumériste ne fait pas totalement oublier la perte du sens du sacré ni celle du lien social, tandis que la cellule familiale réduite à quelques membres, souvent à un célibataire au cœur des grandes cités, les pressions conjointes du travail, des transports et de la consommation obligatoire au paraître, l’impression d’inexistence de celui qui ne se montre pas à la télévision ou dans les magazines, précipitent dans les filets du sensationnalisme des millions de gens peu ou mal éduqués ou qui ont oublié qu’ils le furent, à qui les médias, petit écran en tête, bien sûr, proposent ce qu’ils recherchent avant tout au-delà de la froide objectivité matérielle, du sentiment.

Du sentiment, c’est-à-dire non plus seulement de cette romance sucrée qui comblait les Margot, mais de l’amour, de la haine, des cœurs palpitants, des larmes, du sang, du sublime et de l’horreur, de la passion, de laquelle ils ne se font qu’une image grandiloquente, de la douleur enfin, car à tous elle est le commun dénominateur, puisque tout le monde a souffert, souffre ou souffrira tant que l’homme sera fragile et mortel ; à cet affectif cru, brutal, l’actualité privilégiée par les médias propose les miroirs essentiels de l’identification et de la répulsion, eux-mêmes pervertis par les non-dits du rejet du bien et de l’attirance pour le mal.

Identification à la victime, la femme violée, l’enfant battu, le vieillard détroussé, tout de même un peu coupables d’être ce qu’ils sont, des vaincus dans un système qui n’admet que les vainqueurs, répulsion envers la brute, l’assassin, le tortionnaire néanmoins fascinants pour oser s’affranchir de la loi commune, de la morale, de la civilisation.
Encore tenons-nous là le schéma le plus simple : le bon, le méchant, la pitié assortit de dégoût, le dégoût assortit du désir.

Avec des cas complexes, la « nouvelle » affaire Alègre par exemple et par excellence, quand à la figure accomplie du salaud intégral mais ô combien érotique, se rajoutent les turpitudes au moins supposées des puissants qu’on jalouse, quoiqu’on les aient élus, un maire, un député, ou qu’on respecte par conformisme social leur pouvoir, celui d’un flic, d’un juge, ou le drame Trintignant-Cantat, quand deux icônes adorées/détestées pour cela qu’elles échappaient à l’ennui de la routine, du banal et que chacun s’y sublimait commodément, l’une détruite, l’autre auto-détruite, permettent de renouer avec la tragédie des Atrides à ceux-là mêmes qui n’en ont peut-être jamais entendu parler.

A ce substrat originel, au sens où l’empathie mi-compassionnelle mi-perverse pour le malheur d’autrui, surtout s’il est roi plutôt qu’esclave, est commune à la plupart des hommes à travers les siècles, les médias modernes, par leur capacité à couvrir puis à amplifier sans limites l’événement ont ajouté voyeurisme effréné, marketing et business : le spectacle de la douleur n’est plus seulement l’objet d’une catharsis individuelle ou collective, un acte désintéressé au sens économique du terme, mais une ligne de produits artificiellement valorisés déclinée aussi longtemps que le chaland s’y intéresse.

Dans cette optique, pour prendre des cas extrêmes, un Karl Zero (du point de vue de l’éthique, pas du chiffre d’affaires), allié consentant du pervers Alègre fait son beurre avec les confessions plus ou moins romanesques de malheureuses putes qui font elles-mêmes leur beurre de l’aubaine, tandis qu’à l’opposé, en apparence seulement, une Nadine Trintignant livre aux masses son malheur brut, écrit gros pour faire de la page, en tirages de best seller. Même combat, celui en faveur du portefeuille, même absence de scrupules d’individus dont la carrière s’est construite sur le faire-voir et se faire voir, même exhibitionnisme sans pudeur de saltimbanques qui n’exploitent pas des contes de théâtre, mais la cruauté de la vie vraie.

L’époque, naufragée dans un ennui massifié, dans la quête éperdue d’une différence à l’autre qui révèle chaque jour sa vanité -à force de vouloir épater le voisin nous ressemblons à des paons qui se montrent mutuellement les plumes qu’ils ont au cul-, n’a plus d’autres repères que le veau d’or : puisque tout a déjà été vendu, que plus rien ne fait frémir ou jouir, reste pour prospérer, le pire : la douleur.
On n’a pas fini de la voir ni d’en entendre parler.