Le retard progresse

Le retard progresse

Réjouissons-nous, la France est à la traîne. A voir, à entendre ou à lire les thuriféraires de notre modernité triomphante, le retard de la France gagne du terrain. Une sorte d’omni-retard. Pas une lenteur de pacotille, un sur-place généralisé qui affecte tous les domaines de notre existence nationale. On freine des quatre fers et nos voisins galopent. A ce rythme, je ne donne pas cher de notre peau.

Chaque jour que Dieu fait en apporte le constat le plus éclatant : cette France que Sollers nous disait déjà « moisie » en 1999 est en voie de décomposition avancée. La meute des observateurs est si nombreuse et unanime que désormais, le diagnostic ne souffre aucune discussion. Pas un matin de radio sans cette France qui piétine, pas un numéro de Libé sans que l’on déplore notre archaïsme incurable, pas une séance de PPD sans que l’on fustige notre boulet attitude.

Tout se que notre pays compte d’éditorialistes, d’experts, d’hommes politiques, de chroniqueurs nous offrent un regard convergent. Les exemples sont légion votre honneur : « Biodiversité, la France est en retard », « la France est en retard en matière d’énergies renouvelables », « Fibre optique : la France accuse un retard » (Libération), « vie privée des hommes politiques, la France a du retard à l’allumage », « Innovation, la France perd du terrain » (Le Monde), « G8 : la France à la traîne pour le respect de ses engagements », « La France qui perd du terrain » titre Les Echos, « La France à la traîne de l’Europe » le même jour dans La Tribune, « Intelligence économique : la France en retard d’une bataille », (Le nouvel économiste), « La France en retard sur le développement des pompes en bioéthanol » (TF1), « La France en retard pour la préparation de la retraite » , « Libéralisation du courrier, la France en retard ». Et Cætera, et cætera.

Notre France jacobine, recroquevillée, rétive à toute réforme, peureuse et ronchonneuse, craintive, méfiante, conservatrice indomptable, génétiquement gréviste, arc-boutée sur un modèle passéiste et des principes délavés, empêchée par des certitudes séculaires qui sentent la naphtaline, embourbée dans son huis clos vichyssois, claquemurée derrière sa ligne Maginot, cette France dont on dresse quotidiennement ce portrait luisant d’objectivité imagine encore pouvoir échapper à la marche du monde et s’épanouir à sa marge. Sinistre désuétude. Diantre, nous n’avons plus le temps de laisser tout ce temps au temps. On a posé un lapin à la modernité.

J’aimerais tant les croire sur palabres. Mais outre que cela me parait être beaucoup trop de gloire pour ce pays qui comme les autres s’enivre de la guignolerie universelle, ce retard supposé nous honore. C’est oublier trop vite que l’Histoire n’est que le lent cheminement du refus. L’approbation est l’instinct qui sied aux paresseux. Gide avait raison : « il n’y a que les huitres et les imbéciles qui adhèrent ».
Rassurez-vous, ce retard à la crème qui se décline à toutes les sauces est le signe le plus manifeste de notre bonne santé. Lorsque l’époque trouve infiniment plus spirituel de se trémousser et de se précipiter vers l’enfer, il m’apparaît si réconfortant d’entretenir notre pathologie retardophile. Je redoute que l’on trouve un jour un traitement thérapeutique.

Naturellement, ce qui est important de remarquer à travers ce symptôme, c’est ce qu’il ne dit pas. Ce qu’il terre jalousement. Comme toujours, ce qui est précieux et irremplaçable dans ce qu’on dit, c’est ce qu’on n’a pas besoin de dire. Ce qui va de soi et sans dire. Prenons soin de toujours interroger l’augure d’un propos ainsi martelé. Or, ce qui ici domine en arrière plan de notre retard national, au-delà du fantasme qu’il traduit et qu’il finit par produire, c’est la tonalité péjorative du concept. Plus exactement, c’est qu’il puisse être un critère opérant pour apprécier et qualifier une nation. Dès lors que la sentence est prononcée, elle entraîne avec elle l’imaginaire de déploiement d’une histoire inévitable, nécessaire (ou matérialisme historique chez Marx). Lorsqu’on fait appel au retard comme instance suprême du jugement, c’est la notion de progrès et d’avance qu’on légitime par contraste comme le nec plus ultra. Voilà le cœur de notre époque : la polarité retard/avance sur la frise. Jusque peu, les civilisations se reconnaissaient et se valorisaient par leur capacité à durer, à transmettre et à persévérer. Désormais, la problématique dominante, c’est de remuer en invoquant l’avenir radieux. Courage, fuyons.

De nos jours, le retard règne en souverain absolu. L’intransitivité de son usage en dit long. Un retard implique toujours – hypothétiquement – un référent, un point d’ancrage qui confère à la notion toute sa relativité. On est en retard de quelque chose, sur quelque chose, par rapport à quelque chose. Ce qui est saisissant dans notre affaire, c’est que nous autres Français sommes en retard, point barre. L’évocation vaut démonstration et se suffit à elle-même.

Il faut l’avouer, en plus d’être habile, le coup du retard est singulièrement pervers. L’enjeu, c’est de nous faire régurgiter toute estime de soi. Miroir mon beau miroir, dites nous comme nous sommes hideux. Notre France est rance et sans se laisser aller à une psychanalyse de groupe de type « les rétrogrades anonymes », il doit y avoir une sorte de traumatisme originel qui opère en sous-main. D’où nous vient cette idée futile qu’il faille la déprécier coûte que coûte ? Prenons nous par là quelque hauteur sur un improbable promontoire duquel nous eussions trouvé intelligent de nous saboter ?

N’est-ce pas précisément cette posture de détachement que nous chérissons ?
Mais déjà, impudents, ils triomphent.

Chaque retard dénoncé pétille de satisfaction. Bien entendu ils font mine de le déplorer, mais il faut entendre avec quel contentement ces empêcheurs de lambiner en rond s’ingénient à articuler leurs dénigrements. Ils y prennent un plaisir malin comme les plus mortelles de nos tumeurs. Leur mission inavouable à eux-mêmes, c’est de la faire crever, cette France à laquelle, ingratitude suprême, ils doivent jusqu’au confort d’en être les croque-morts.

Dans notre monde réduit à cette fable du développement insatiable d’un peloton de joyeux drilles, le retard de la France se fait l’échappée belle. Prions pour qu’on ne le rattrape pas.