Les amants - Nouvelle

Les amants - Nouvelle

Longtemps je me suis demandé ce que j’allais faire de ma vie. Mais que peut-on demander à la vie si ce n’est de la vivre tout simplement ?

Mon adolescence fut marquée par beaucoup d’interrogations. Que faire de ma vie ? Quel est le sens de mon existence ? Pourrais-je réellement tisser mon destin ? Malheureusement le cours de ma tendre jeunesse ne me permettait guère d’obtenir des réponses faciles.

Mon pays, l’Algérie, était plongé dans la terreur. Les massacres et les tueries rythmaient notre vie quotidienne. Militaires ou islamistes, gangsters ou caïds, nous étions entourés et pris en otage par des monstres assoiffés de sang.

A 12 ans moi et ma famille, nous étions obligés de déménager. Nous avions quitté notre propriété de Sidi M’hamed, une bourgade rurale qui se trouve dans la plaine de Mitidja. Nous avons été contraints d’abandonner nos terres et notre maison qui nous était pourtant très chère. Mon père par souci pour notre sécurité et notre vie avait pris cette décision qui allait changer complètement notre existence.

Sur la Mitidja, les terroristes semaient la mort et récoltaient le sang. Femmes, enfants ou vieillards, personnes n’étaient épargnés. Survivre était devenu un mince espoir que peu d’âmes nourrissaient. Il fallait fuir ou mourir, mon père avait bien compris cela.

Un jour mon père a reçu une lettre de menace avec un linceul. Ce jour-là a été une date fatidique. Je ne l’avais jamais vu auparavant aussi dépité, aussi bouleversé. Le message était clair : « Maintenant, c’est votre tour ».

En tant que cadre de l’état, mon père était sur la liste rouge. Et si quelqu’un est sur cette liste, cela veut dire que lui et sa famille doivent périr.

Ils ne tuent jamais, ou plutôt ils n’égorgent jamais un homme sans sa famille. Et même si les femmes sont enceintes. Tout le monde doit y passer. L’homme et sa descendance doivent disparaître.

La Mitidja devenait petit à petit une hécatombe hantée par la folie meurtrière de ses zombis barbus. Nous avions donc choisi de fuir la mort, plutôt que de se résigner à l’attendre. Mais ce choix allait chambouler entièrement notre destin.

Peu de temps après, nous nous sommes installés à Alger. L’environnement, le milieu, les gens, tout a changé subitement. Personnellement, j’ai vécu ce bouleversement comme un déracinement. Loin de ma maison natale, loin de ma terre nourricière, je ne retrouvais plus mes habitudes, mes passions et les joies de mon enfance.

A Alger, les gens me semblaient superficiels, dépourvus d’une quelconque profondeur psychologique. Rien ne les attachait particulièrement à la vie. Pour un campagnard et un enfant de la terre comme moi, vivre pour des apparences me choquait profondément.

Je me sentais sérieusement mal dans ma peau. J’avais perdu mes repères.

Nous occupions l’appartement d’un vieux couple, amis de mon père. Ils ont fui l’Algérie et ses soubresauts pour s’installer en France. Ils nous ont laissé généreusement leur appartement afin qu’on s’y réfugient. Mon père était convaincu qu’à Alger centre, à Télémly plus exactement, nous étions plus en sécurité. A vrai dire les rafales et les attentats qu’on entendait à Alger n’étaient en rien comparables avec les horreurs des carnages de la Mitidja.

L’angoisse et la peur demeuraient toujours, mais l’espoir de rester en vie ensemble était plus fort. Le danger y était nettement moins considérable.

*

Mes Misères commencèrent en vérité à l’âge de 14 ans lorsque j’ai attrapé la jaunisse. La maladie débuta en automne et ne se termina qu’au début de l’été. Plus le temps passait, plus je me sentais faible. C’est seulement avec l’année nouvelle que je réussis à remonter la pente.

Durant le printemps je m’installais toujours sur le balcon. Je voyais le bleu du ciel, le soleil et les nuages. Cela me rappelait un peu ma tendre campagne, mais il n’y avait ni chants d’oiseaux ni une odeur suave de la verdure. Immeubles après immeubles, les horizons étaient tous bouchés. Dépotoirs et saletés jonchaient les coins des rues. Face à ce paysage urbain immonde, j’en avais l’âme révulsée. Et puis, il y avait ses enfants qui jouaient dans la cour. Leur joie fut pratiquement tous les jours entrecoupée par des tirs en rafales ou de soudaines explosions. Attentats ou simples accrochages, on en savait toujours rien. Juste après, la cour se vidait et un silence de cimetière planait sur la cité.

Mes sorties dans la rue étaient limitées. Nous habitions au onzième étage d’un gros immeuble datant de l’époque coloniale. L’ascenseur était tout le temps en panne. Descendre et remonter après exigeait du garçon malade que j’étais un effort surhumain.

Un matin de Novembre, en rentrant du Lycée, j’avais été pris de vomissements. Cela faisait plusieurs jours que je me sentais faible, plus faible que je ne l’avais jamais été encore de ma vie. Chaque pas me coûtait un effort herculéen. Quand je montais des escaliers, à la maison ou au lycée, mes jambes me portaient à peine. Je mangeais difficilement. Même lorsque j’avais faim la nourriture me dégoûtait tout de suite. Le matin, je me réveillé péniblement. Et lorsque je dormais, mon sommeil était haché. Tout ce que je faisais était dans la douleur. J’avais honte d’être aussi faible. J’eus encore plus honte de vomir.

Ma bouche se remplit, j’essayai d’avaler. Je serrai les lèvres et plaquai ma main sur la bouche, mais ça jaillit et passa entre mes doigts. Alors, prenant appui sur le mur d’un immeuble, je regardai le vomi à mes pieds.

Une femme vint à mon aide. Elle prit mon bras brutalement et m’emmena par une entrée sombre dans une cour intérieure. En hauteur d’une fenêtre à l’autre, du linge pendait à des cordes. Prés de la porte par laquelle nous étions passés, il y avait un robinet. La femme l’ouvrit, rinça d’abord ma main, puis, prenant l’eau dans le creux de ses mains, m’aspergea la figure. Je m’essuyai avec mon mouchoir.

Deux seaux étaient posés prés du robinet, elle en prit un et le remplit. Je pris et remplis l’autre, et je retraversai l’entrée derrière elle. D’un grand geste, elle jeta l’eau sur le trottoir, le flot entraîna le vomi dans le caniveau. Elle me prit des mains l’autre seau et acheva de rincer le trottoir à grande eau.

Elle se redressa et vit que je pleurais. « Oh mon petit ! » me dit-elle toute étonnée. Elle me serra dans ses bras. J’étais à peine plus grand qu’elle, je sentis ses seins contre ma poitrine, je sentis ma mauvaise haleine et l’odeur de sa sueur fraîche, et ne sus que faire de mes bras. Je cessai de pleurer.

Elle me demanda où j’habitais, elle posa les seaux dans l’entrée et me raccompagna, portant mon cartable d’une main et me tenant le bras de l’autre. Ce n’était pas loin de ma cité. Elle marchait vite, et d’une façon décidée que je la suivis sans hésiter. Devant mon immeuble, elle me quitta.

Ma mère m’emmena au médecin le jour même, il diagnostiqua une jaunisse. Un jour j’ai parlé de cette femme à ma mère. Elle estima qu’il était de mon devoir d’aller se présenter et dire merci. Elle me préconisa aussi de lui acheter un cadeau ou quelques fleurs avec mon argent de poche. C’est ainsi que, début avril, je me rendis dans la rue où je l’ai rencontrée.

*

Déambuler dans les rues et les quartiers d’Alger me faisait toujours peur. La capitale me paraissait comme un labyrinthe gardée par un cruel minotaure. S’y aventurait était synonyme de danger de mort. A l’époque le terrorisme a insufflé dans le cœur des gens une peur affreuse. Une peur du gibier devant le chasseur, une peur de souris devant le méchant chat. Cette peur était devenue une sensation atroce et vécue comme une décomposition de l’âme. La mort devenait banale, on pouvait mourir n’importe où, n’importe comment et de n’importe quelle manière. Il suffisait d’une balle perdue, d’un faux barrage ou de la malchance d’être là où il ne fallait pas pour qu’une vie disparaisse, pour qu’une âme trépasse.

Je me souvenais chaque fois des cauchemars que je faisais. Je voyais des milliers d’Algérois marchant dans les rues têtes baissées, les yeux fermés et se dirigeant tout droit vers la porte des ténèbres. Un immense trou noir les aspire jusqu’au dernier, et lorsque mon tour arriva je me réveillai brutalement. Ces cauchemars duraient des nuits entières, mais ce jour-là je devais les supprimer de mon esprit car le désir de rencontrer cette femme brûlait mes tripes. Il fallait à tout prix que je la vois.

Je me rappelai facilement de l’entrée sombre. J’y pénétrai et je traversai la cour intérieure. Mon bouquet de fleurs à la main, j’hésitais à prendre les escaliers. J’avais envie de repartir. Puis un homme sortis de son appartement, me demanda qui je cherchais. Je lui fis une description de la femme et il m’envoya au quatrième étage chez une certaine tata Rachida.

J’avais préparé deux ou trois phrases sur ma maladie, sur la façon dont elle m’avait secouru et sur la gratitude que j’en avais. Des qu’elle m’avait ouvert la porte, je l’ai saluée et je les ai récitées. Tout en me souriant, elle m’a fait entrer dans la cuisine.

C’était apparemment la plus grande pièce de l’appartement. Il y avait aussi un petit salon et deux autres chambres. J’étais avec elle à la cuisine. Nous ne conversions même pas. Elle me préparait du café et me servait des gâteaux. Quant à moi, je n’arrivais pas à aligner les mots dans une phrase. Et après tout, que devais-je dire ? A vrai dire, j’étais très mal à l’aise. Je pensais que j’avais accompli mon devoir. J’ai exprimé, comme il devait, ma reconnaissance.

Attends un peu, dit-elle lorsque je me levai pour partir, il faut que je sorte moi aussi. Nous partirons ensemble.

J’attendais dans le couloir. Elle se changea dans la cuisine. La porte était entrebâillée dans la cuisine. Elle ôta sa robe tablier et se trouva en sous-vêtements roses. Deux bas pendaient sur le dossier de la chaise. Elle en prit un et avec de petits mouvements vifs des deux mains, le retroussa jusqu’à en faire un anneau. En équilibre sur une jambe, le talon de l’autre jambe appuyé sur le genou, elle passa le bas ainsi roulé sur le genou, puis posa celui-ci sur la chaise et enfila le bas sur son mollet, son genou et sa cuisse tout en se penchant de côté pour l’attacher aux jarretelles. Elle se redressa ensuite, ôta le pied de la chaise et pris l’autre bas.

A cet instant, je ne pouvais guère détacher mes yeux d’elle, de son corps et des ses seins que la lingerie drapait plus qu’elle ne cachait. Je ne pouvais non plus éloigner mon regard de ses fesses sur lesquelles son jupon se tendait lorsqu’elle appuyait le talon sur le genou et qu’elle le posait sur la chaise, et de sa jambe d’abord nue au teint fleuri, puis d’un éclat soyeux une fois dans le bas. Des sensations étranges me traversaient pendant un moment et je crus vivre une douce rêverie.

Tout d’un coup, elle sentit mon regard. Elle s’arrêta, main tendue, au moment de saisir l’autre bas, elle tourna la tête vers la porte et me regarda droit dans les yeux. Je ne savais pas ce qu’exprimait son regard. Je restai là, un instant, le visage en feu puis je n’y tins plus. Je me jetai hors de l’appartement, dévalai l’escalier et me précipitai dans la rue. Je marchai rapidement et mon cœur battit très fort. Je traversai plusieurs rues et quartiers et pour une fois je n’avais plus peur. Tout m’était devenu familier. Mes cauchemars ne resurgirent plus.

Lorsque mon cœur battit moins vite et que mon visage ne fut plus en feu, le face-à-face qui avait lieu par la porte entrebâillée me sembla très loin. Je m’en voulais. Je m’étais enfui comme un petit enfant, au lieu de réagir avec la tranquille assurance que j’attendais de ma part.

Quelques jours plus tard, ce face-à-face était devenu pour moi une énigme. Pourquoi n’avais-je pas pu détacher mes yeux d’elle ? Elle avait un corps très sensuel avec des formes très plantureuses qui réveillèrent en moi des sensations indescriptibles. En réalité, je la trouvais plus pulpeuse que toutes les filles qui me plaisaient au lycée. Elle était certainement plus âgée que toutes les filles du lycée, mais elle me faisait rêver chaque nuit depuis ce jour-là. Grâce à elle, je faisais de moins en moins de cauchemars.

Le temps passait et je ne comprenais toujours pas comment ai-je pu être séduit par cette femme ? Avec les années, je réalisai que ce n’était pas seulement sa silhouette qui subjugua mon regard. Il y avait aussi l’élégance de ces attitudes et de ses gestes. Je demandai à toutes les femmes que j’ai connu d’enfiler des bas, malheureusement aucunes d’elles ne put le faire avec la même délicatesse. Toutes mes campagnes cherchaient à comprendre mon attirance pour les sous-vêtements et la lingerie féminine. Ce n’était pas qu’une simple fantaisie érotique. Non, je me rappelait toujours de son corps, de son attitude et des ses mouvements. Elle savait certainement que je la regardais mais elle n’en fut pas perturbée. Elle dégageait une liberté qui lui permettait d’oublier le monde extérieur. Aucunes composantes du monde extérieur ne venaient troubler l’harmonie de cette femme qui s’abandonnait merveilleusement à son désir. Elle était attirante, séduisante. Une séduction qui n’est pas les seins, les fesses ou le pubis, mais une invitation à oublier et à s’émanciper du monde dans l’exaltation du corps et de ses sens.

A l’époque, je ne comprenais pas cela. Mais en réfléchissant alors à ce qui m’avait tant excité, l’excitation revint. Pur résoudre l’énigme, je revis tout comme si j’y était, et de nouveau je ne pouvais plus en détacher les yeux.

*

Dix jours plus tard, je me retrouvai encore chez-elle. Durant dix jours, j’avais tenté de ne pas penser à elle. Mais je ne pouvais plus l’oublier. Elle hantait mes nuits, elle possédait mes jours. Le médecin ne me permettait pas encore que je retourne au lycée. J’étais toujours malade. J’occupais mes jours par la lecture. Je ne maîtrisais pas le français, mais mon père m’aidait énormément en me donnant chaque soir des leçons. Et puis il avait une grande bibliothèque, je prenais chaque jour un livre et je m’efforçais à le lire et le comprendre.

Le monde extérieur ne me parvenait que par des bruits assourdis jusqu’à ma chambre. Â Alger, il y avait toujours ces accrochages et ces attentats qui assombrissaient la capitale. Quelques fois, j’entendis même les gémissements et les cris de rage des voisins qui perdirent un proche ou un parent dans l’une des contrées de cette Algérie qui brûlait dans le sang. Ce monde extérieur, je le détestais. Il me dégoûtait. Je lui avais substitué un monde où foisonnent au contraire des histoires et des personnages plus humains : ceux de ma lecture. La fièvre qui estompe les sensations aiguise l’imagination.

Ma chambre devint un espace à part. Des figures grimacent dans les desseins du rideau et de la tapisserie. Les chaises, la table et l’armoire se dressent comme des montagnes, des bâtisses et des navires, à la fois proches et très éloignés. Toutes mes heures nocturnes étaient des heures sans sommeil. Elles étaient des heures de plénitude où désirs, souvenirs, peurs et voluptés dessinent des labyrinthes où le malade que j’étais, se perd, se découvre. Ce sont des heures où tout est possible, le bon comme le mauvais. Ma fièvre créatrice ne s’atténuera jamais, même lorsque la maladie disparaîtra. Bien que je n’aie plus de fièvre, je restai toujours perdu dans les labyrinthes de mon imaginaire.

*

Je m’éveillais chaque matin avec mauvaise conscience, et quelques fois avec un pantalon de pyjama humide ou taché. Je savais pertinemment qu’Allah interdit les scènes et les images dont je rêvais. Ce qui n’était pas bien, surtout, c’est que ces images et ces scènes, je les imaginais délibérément.

Mais si le regard du désir était aussi grave que la satisfaction du désir, si l’imagination était aussi grave que l’acte imaginé, alors pourquoi pas la satisfaction et l’acte ?

Je compris très bien que la pensée du péché ne me quittait pas. Dès lors je voulus aussi le péché lui-même. Je sus trouver le courage de retourner voir tata Rachida. Je savais que je ne me débarrasserais pas de mes fantasmes. Mais, il fallait que j’aille la voir. Je devais m’excuser de mon comportement et j’étais sur qu’elle m’écouterais. Il fallait que je prouve à moi-même et à elle que j’étais capable de me comporter normalement.

*

Elle n’était pas chez elle. La 2ème porte en fer était bien fermée. Je sonnais plusieurs fois, mais personne ne répondait. Je n’assis alors sur les marches et j’attendis. J’étais quand même un peu stressé. Néanmoins, j’étais résolu à la voir, et à attendre jusqu’à ce qu’elle revienne. Dans l’immeuble, hurlaient des voix où de la musique venaient d’un appartement, une porte se refermait. Puis j’entendis quelqu’un monter l’escalier d’un pas régulier, lent, lourd. J’espérais que ce serait un locataire du 2ème étage. S’il me voyait, comment expliquer ce que je faisais là ? Mais les pas ne s’arrêtèrent pas. Ils continuèrent. Je me levai. C’était Mme Rachida. D’une main, elle portait un bidon, de l’autre un frottoir avec du chiffon. Elle portait un tablier blanc et des sandales en caoutchouc aux pieds. Je compris qu’elle était femme de ménage. Elle ne me vit qu’une fois arrivée sur le palier. Elle n’eut l’air ni agacée, ni étonnée, ni rien de tout ce que j’avais redouté. Elle avait l’air fatiguée. Quand elle eut posé son bidon et qu’elle chercha sa clé dans la poche de son tablier, des pièces de monnaie tombèrent en tintant sur le sol. Je les ramassai et les lui tendis.

« Merci mon petit », me dit-elle avec un sourire enchanteur.

« Tu peux aller me remplir deux jerricanes d’eau en bas ? », me demanda-t-elle. « Bien sur », répondis-je.

Je descendis l’escalier quatre à quatre. Dans la cour intérieure, il y avait un robinet. Je remplis les deux jerricanes en questions. Mais en rebroussant le chemin, je glisse sur une grosse tache d’huile. Mon jean et mon pull-over furent couverts de plaques noires. Mais, je ne perdis pas de temps à me lamenter. Je repris mes deux jerricanes et je montai à l’appartement. En me voyant, tata Rachida eut d’abord un petit gloussement retenu, puis elle rit à gorge déployée. Me montrant du doigt, elle claque l’autre main sur son tablier. « Regarde-toi ! », cria-t-elle. Alors, j’allais voir dans la glace comment mes vêtements se sont transformés en un uniforme et je me mis à rire aussi.

« Tu ne peux pas rentrer chez toi comme ça. Tu vas prendre une douche et moi je laverais tes affaires ». Elle alla dans la salle de bain. Elle remplit la baignoire par de l’eau chaude, toute fumante. J’enlevai mon pull-over mais j’hésitai à ôter mon pantalon. « Tu ne vas te baigner avec tes chaussures et en pantalon ? Allez mon petit bonhomme enlève moi tout ça. Je ne regarde pas ».

Mais quand j’eux enlevé mon jean et quitté mon slip, elle me regarda tranquillement. Je rougis et je montai rapidement dans la baignoire.

Lorsque j’ai terminé mon bain, elle était sur le balcon avec mes vêtements. Je l’entendis parler avec quelqu’un dans la cour. Elle criait quelque chose vers la cour. Il était question d’eau, on lui répondit d’en bas et elle rit. Rentrant dans la cuisine, elle posa mes affaires sur la chaise. Elle ne me jeta qu’un bref coup d’œil. « Prends le shampoing et lave-toi aussi les cheveux, je vais t’apporter la serviette ».

Je lavai. L’eau de la baignoire devenait sale, et j’en fis couler d’autre, froide cette fois-ci, pour me rincer la tête et le visage. Puis je restai allongé dans la baignoire, sentant l’air frais, qui passait par la porte entrebâillée, sur mon visage. Je me rappelai le face-à-face de l’autre fois et j’eus une érection. Je levai les yeux, tata Rachida rentra dans la salle de bain. Elle tenait une grande serviette déployée devant elle, à bras tendus. « Viens », me lança-t-elle. Je lui tournai le dos en me levant et en sortant de la baignoire. Par derrière, elle m’enveloppa de la tête aux pieds dans la serviette et me frotta pour me sécher. Puis elle laissa tomber la serviette par terre. Je n’osais pas bouger. Elle s’approcha si prés de moi que je sentis ses seins contre mon dos et son ventre contre mes fesses. Elle était nue aussi. Elle mit ses bras autour de moi, une main sur ma poitrine et l’autre sur mon sexe dressé.

Je ne savais quoi dire. Je me retournai et je fus bouleversé par la présence de son corps nu.

- Tu es très belle !

- Oh, mon garçon, qu’est-ce que tu racontes ! Elle rit et mit ses bras autour de mon cou. Et je la serrai aussi dans mes bras. J’avais peur de la toucher, peur de l’embrasser, peur de ne pas lui plaire et de ne pas être à la hauteur. Mais quand nous nous fîmes tenus un moment ainsi, quand j’eus respiré son odeur et senti sa chaleur, tout alla de soi. L’exploration de son corps avec mes mains et ma bouche, la rencontre de nos langues, et enfin elle sur moi yeux dans les yeux, jusqu’à ce que je sente que j’allais jouir ; je fermai les yeux et tentai d’abord de me retenir, puis je poussais un tel cri qu’elle étouffa de sa main sur ma bouche.

*

La nuit suivante je tombai amoureux d’elle. J’avais envie d’être prés d’elle, je rêvais d’elle, je croyais la sentir contre moi, puis je m’apercevais que je tenais l’oreiller. Nos baisers m’avaient laissé la bouche endolorie. J’avais sans cesse des érections, mais je ne voulais pas me masturber. Je ne pouvais plus me masturber. Je voulais être avec elle. Avec elle, j’ai oublié mes cauchemars et les déchirements de mon exil. J’ai oublié les traumatismes de ma vie. Grâce à elle, le monde cessait d’être cruel et l’univers devenait moins laid. Cette femme dont j’ignorais tout ce qui concerne son existence m’avait appris à regarder la vie autrement. J’avais plus de courage et plus de confiance en moi-même.

Le lendemain je repris régulièrement mes cours au lycée. Je voulais de surcroît montrer la virilité que venais d’acquérir. Je sentais en moi une énergie et une supériorité que je voulais manifester face à mes camarades.

Cette nouvelle vitalité m’avait étonné ma famille. C’est comme si j’avais ressuscité. De la peau de l’enfant malade et angoissé est sorti un nouvel homme. Quelqu’un qui ne veut plus vivre prisonnier de son passé et de ses peurs. Un être qui veut aller au-delà de tout ce qui est permis.

Ce changement avait fait quand même plaisir à mes parents. J’étais l’aîné et mon état (psychologique et physique) douloureux les peinait énormément. J’aimais beaucoup ma famille. Je n’envisageai jamais de vivre sans eux. Surtout après tout ce qu’on avait vécu ensemble. Chaque fois que nous étions assis ensembles autour de la table pour dîner, j’avais l’impression que ça serait pour la dernière fois. Cela me faisait trop peur de les perdre. Je me remémorai toujours les épreuves difficiles qu’on a traversées. Je me souvenais des nuits dans notre ferme de la Mitidja où nous dormions tous ensemble dans une seule chambre. Mes parents, moi, mon frère et mes deux sœurs. On entendait les cris des hommes, les rafales de leurs armes, les gémissements des femmes et les pleurs des enfants qui retentissaient comme un écho lançait par la mort.

On affrontait le danger ensemble. On a survécu ensemble. En étant soudé comme un seul homme, nous avions réussi à éviter ce qui a décimé des milliers et des milliers d’algériens : le massacre.

Mais lorsque j’ai rencontré tata Rachida, j’ai compris qu’il fallait désormais voler de mes propres ailes. Voler dans les cieux et n’avoir que l’amour pour seul et unique dieu.