"Le rêve de Torkel", ou comment devenir adulte

"Le rêve de Torkel", ou comment devenir adulte

Ce très court roman, qui est en fait une nouvelle tirée du recueil paru en 1902, Fagervik et Skamsund – du nom de deux îles – a reçu, à sa parution, des comptes rendus particulièrement élogieux. Pas étonnant que pour cette première traduction en français on ait choisi justement ce passage-là …

Car ici, en quelques pages, en de courtes phrases, la virtuosité du style peint à merveille un milieu très particulier. S’y ajoute l’élégance de la construction, une écriture fine, souple et sensuelle qui relègue au grenier le ton moraliste qui aurait pu paraître trop appuyé pour certains lecteurs … Mais ici, justement, non ; l’on oublie bien vite la doctrine énoncée pour se concentrer sur la musique des événements, l’extraordinaire aventure que va vivre Torkel en l’espace de quelques jours et l’on se laissera bercer par le faux rythme qui fait de ce texte un grand texte et non un conte pour enfants …
Il s’agit d’une parabole sur les choix existentiels, sur le comportement à adopter face aux vicissitudes de la vie, une sorte de canon des thèmes matriciels que l’on retrouvera dans toute l’œuvre ultérieure de Strindberg (1849 – 1912). Laquelle s’imprime dans le cadre de l’archipel de Stockholm qui comporte 24 000 îles ! Strindberg y a séjourné à plusieurs reprises, d’abord avec des camarades, puis, jeune marié, avec sa famille. Lors de ses voyages (France, Allemagne, Suisse) qui durèrent près de quinze années, il souffrit de nostalgie et se laissa aller aux souvenirs de l’archipel qui devinrent très vite une source d’inspiration inépuisable … A la fin des années 1890 il rentre en Suède, renoue avec l’archipel, qui, comme par le passé, redevient un catalyseur important et l’incite à approfondir l’étude du contraste qui le fascine : pour lui, il y a deux sortes d’îles, certaines semblent souriantes alors que d’autres lui apparaissent inhospitalières, voire austères. De même, il dresse un tableau très contrasté entre les gens qui les peuplaient : la pauvreté et le travail des uns côtoyant l’existence insouciante, faite de plaisirs, des autres …

L’archipel devient alors pour Strindberg un microcosme du genre humain, un modèle de la société toute entière et même de l’existence, finalement, à tel point qu’il ira puiser dans sa foi chrétienne des réponses à offrir à ceux dont l’existence faite essentiellement de souffrances et d’injustices tourne au cauchemar et leur fait prendre le mauvais chemin, notamment celui de la boisson. Face au malin qui s’ingénie à tromper les hommes, Strindberg prévient : l’homme peut encaisser les coups et ouvrir sa conscience pour servir, par ses souffrances, les desseins insondables de la Providence.

Dans cet univers d’une rare beauté, parmi ces îles de taille et d’aspect différents, un destin s’accomplira. Celui de Torkel. Plongeant dès la première page dans un pessimisme profond, la trame offre alors une vision manichéenne du monde incarnée par ces deux îles, Skamsund et Fagervik : séparée par un détroit, elles se font face et semblent se narguer. Deux univers diamétralement opposés s’affichent dans la morgue et l’insolence : la première est un enfer habité par les pêcheurs et les pilotes, des gens froids, aigris, alcooliques (dont l’un fut sauvé de la boisson par un cheval) qui mènent une existence misérable ; la seconde semble être un petit paradis, un lieu de villégiature pour gens aisés qui abrite des hôtels, de splendides villas et un port de plaisance. D’autant plus qu’elle est perçue de loin par les yeux d’un enfant de dix ans qui a grandi de l’autre côté …

Mais un jour, cet enfant qui deviendra orphelin par la faute d’un père toujours à côté de la plaque, parviendra à traverser le chenal et à s’introduire dans la vie de l’île merveilleuse. Mais alors qu’il s’attend à la plénitude, s’enclenche malgré lui un cycle de désillusion. D’une manière inconsciente d’abord, puis s’imposant avec évidence comme une découverte cruelle de l’absence de toute différence fondamentale entre le bien et le mal, l’idylle s’évanouit.
De ce désespoir qui saisira l’enfant, l’acceptation de la vie telle qu’elle est, sans fioritures, lui permettra d’avancer vers l’accomplissement de son rêve. En se rendant compte qu’en elle-même, cette vie n’est ni belle ni moche mais que la seule satisfaction véritable est celle que l’individu éprouve en se comportant avec dignité et courage, Torkel franchira le seuil de la maturité et deviendra adulte.

Et son rêve s’accomplira …

August Strindberg, Le rêve de Torkel, traduction du suédois et postface par Elena Balzamo, Zulma, octobre 2007, 85 p. – 9,50 €