José Corti a 70 ans … d’édition !

José Corti a 70 ans … d'édition !

1938 – 2008 : hé oui, voilà que nous commençons l’année sous les meilleurs auspices en fêtant, comme il se doit, les 70 ans d’édition du plus truculent de nos éditeurs.

De nos jours, mis à part P.O.L et Minuit qui complètent ce trio de légende – et quelques preux nouveau-nés qui doivent encore faire leurs preuves – nous nageons dans le déni d’édition sous la houlette des capitaines d’industrie qui publient pour vendre du papier et faire du chiffre mais point pour bâtir une marche supplémentaire au panthéon de la Littérature … Tous ces escrocs nous inondent à chaque rentrée avec les productions vaporeuses et insipides de Nothomb, PPDA ou Besson, acclamées par une horde de journalistes d’une certaine presse qui porte à se demander si elle n’aurait pas des intérêts croisés au niveau de son actionnariat avec les conglomérats qui possèdent les éditeurs de ces cadors-là … Et dans ce vacarme assourdissant de vide intellectuel – entre les magouilles des prix littéraires et les émissions télévisuelles d’où transpire le consensuel politique appliqué à la culture – il demeure des résistants qui n’ont jamais baissé les bras.
En 2008, nous fêterons ce corse qui s’est toujours "voué aux livres des autres". Choix que José Corti (1895 – 1984) ne réfuta jamais, confirmant au crépuscule de sa vie que cette décision avait été la bonne. Humble, il n’évoquait pas trop la réputation qui était désormais sienne, mais il aimait à reconnaître que la constance de ses préférences démontrait sa persévérance, et que cela avait été distinguée à sa juste valeur. Fier, aussi, il l’était de n’avoir pas succombé au mercantilisme pour "s’installer au poste avancé de la brèche surréaliste où il n’y avait guère à glaner." Heureux surtout d’avoir "défriché les terres ingrates de la littérature de cinéma, et d’avoir révélé un Bachelard encore inconnu" (José Corti, Souvenirs désordonnés, 10/18) …
Défricheur de talents, José Corti, insatiable compositeur d’un catalogue qui pourrait passer pour hétérogène mais qui possède en son sein le plus beau fil rouge, car ce qui compte, c’est d’abord que les livres soient toujours bons, d’où qu’ils proviennent, quel que soit son auteur …

"Il est dur d’être obligé d’écrire des livres idiots, mais plus dur encore d’être obligé de lire des livres idiots. C’est ce qui rapporte argent et gloire."
Jean Paul, Eloge de la bêtise (N. Briand)

D’ailleurs, le logo des éditions José Corti donne le ton : "rien de commun". Et, en effet, nulle part ailleurs nous trouvons ce type de textes et d’auteurs, preuve, une nouvelle fois, que la littérature est complexe, variée, immensément riche, pour peu que l’on veuille se donner la peine de faire son travail correctement et non de considérer le livre comme un paquet de lessive. Voilà donc soixante-dix ans que cette maison de la rue de Médicis, dans le sixième arrondissement de Paris, face au jardin du Luxembourg, fait un pied de nez au marché et ne publie que des livres qui en vaillent la peine …
Depuis 1938, cette librairie – qui est aussi le siège des éditions – aura vu passer André Breton, Paul Eluard, René Char, Benjamin Péret, René Crevel … Un certain Julien Gracq se présenta un beau jour, il y publia son premier livre (Au Château d’Argol) et, tout au long de sa vie, n’aura pas d’autre éditeur (hormis La Pléiade).
Durant la seconde guerre mondiale, Corti diffuse des textes clandestins de résistants et édite des œuvres intemporelles ou d’auteurs étrangers qui lui permettent de souligner ironiquement où vont ses sympathies.
Après la guerre, il publiera beaucoup de textes poétiques, parmi les plus hardis, des recherches critiques écrites par des universitaires novateurs (Georges Blin, Jean Rousset, Charles Mauron, Gilbert Durand) et rééditera des classiques méconnus du romantisme européen (William Beckford, William Blake, Xavier de Maistre, Horace Walpole, Ann Radcliffe).

"Mort minuscule de l’été
Détèle-moi mort éclairante
A présent je sais vivre
"
René Char, Le Marteau sans maître

Aujourd’hui, le catalogue pourrait faire penser à un inventaire à la Prévert si l’on oubliait de se laisser porter par l’alchimie de la maison et sa notion de hasard objectif ou d’aimantation. Un peu comme si ce vieux monsieur de 70 ans affichait un visage marqué par le temps, couvert de sillons qui se font de plus en plus nets et profonds au fur et mesure que les années passent … Oui, le rôle du temps est fondamental dans l’établissement d’un catalogue d’éditeur. C’est son Grand Œuvre à lui ! La trace indélébile de ses choix arrêtés dans l’épouvantable fournaise de la création dans laquelle il faut aller puiser : mais comment ordonnancer ? Mettre en avant les meilleurs, offrir un panorama encyclopédique d’urgence, faire découvrir des auteurs du passé, donner une chance à de nouveaux auteurs ? Choix cornélien qui se matérialisa sous sept entrées, comme les sept vies d’un chat taquin qui retombe toujours sur ses pattes, quoi qu’il entreprenne d’oser faire …

"Morale. Ne s’émerveiller que des choses qui n’ont pas voulu notre émerveillement"
Christian Doumet, Rumeur de la fabrique du monde

La collection Les essais (1938) regroupe essentiellement des textes écrits par des universitaires dans le but d’offrir des raisons "objectives" dans la perception des œuvres étudiées.
Les collections Domaine français & Littérature étrangère (1938) font, avant tout, la part belle à la poésie en développant l’idée que la voix de l’écrivain est singulière.
Le Domaine Romantique (1941) tente de montrer que certaines œuvres, éloignées dans le temps ou dans l’espace, sont bien plus proches, éternelles et fécondantes que bien des créations contemporaines.
Les Ibériques (1988) accueillent aussi bien des auteurs de l’Ancien Monde (Cervantès, Jean-de-la-Croix, Pessoa) que du Nouveau Monde (Juarroz, Brizuela, Fernandez) pour célébrer une certaine intranquillité, un goût de l’irrationnel et du baroque, propres aux Ibères … Olé !
La collection En lisant En écrivant (1990) publie des écrivains (Marc Blanchet, Martine Broda, Christian Doumet, Salah Stétié, Jean-Michel Maulpoix, Patrick Wateau) qui ont entretenu des rapports orageux et passionnels avec les livres qu’ils ont lus et/ou écrits.
La collection Merveilleux (1998) offre à lire des contes populaires de tradition orale mais pousse aussi le chic jusqu’à tenter de prouver par l’exemple combien la littérature est redevable à ces perles de poésie en action, car réservoirs de motifs voyageurs.
Enfin, la collection Les massicotés (2004), la petite dernière, vise à proposer des livres à un prix raisonnable en accueillant certains des grands classiques du catalogue, voire publiés ailleurs, qui ont été récompensés à l’occasion …

"C’est un lieu commun de prétendre que certaines rencontres infléchissent le cours d’une vie."
Robert Alexis, La Robe

C’est, en effet, en 1995 avec La chouette aveugle, de Sadegh Hedayat, que la rencontre physique eut lieu. Comble du plaisir, les pages n’étaient pas découpées – comme la plupart des livres Corti – et je pus à loisir laisser mes mains agir avec l’aide d’une fine lame d’un couteau en argent. C’est ainsi qu’une relation charnelle se tisse entre un livre et son lecteur : découper les pages c’est libérer l’ouvrage, lui donner un peu d’air, de liberté pour qu’il puisse s’épanouir et vous servir. En prenant le temps de découper tranquillement chaque page, vous sentez la texture du papier, vous humez le parfum de la colle, vous chapardez une phrase ou deux, vous malaxez la couverture. Bref, vous faîtes l’amour avec votre livre. Moments rares que vous devez connaître au moins une fois dans votre vie …

"Le monde est un concert déconcerté que la poésie recentre."
Salah Stétié, L’Interdit

Bon anniversaire, et longue vie aux éditions José Corti !