« De la bête de labeur »

"Travail et tais-toi", clamé et claqué comme l’exigence d’une existence humaine, il semblerait, à l’instar de la déclaration du baron Ernest-Antoine Seillière, que le gouvernement ait "sifflé la fin de la récréation". Oui, tout cela semblerait bien normal, fini de rien foutre, debout les morts ! Mais pour quel travail ? Pour quoi faire ? Selon quel modèle de l’activité ?

Que cela soit Chirac, Raffarin, Sarkozy, Fillon ou Dellevoy, tous unanimement, sous la bannière UMP, revendique un retour à la valeur fondamentale du travail, en tant que celui-ci serait l’essence de l’homme, un devoir-être inscrit fondamentalement dans notre humanité, celle-ci ne pouvant se développer que dans ce rapport au monde, aux êtres et aux choses.

C’est ainsi, que lors de micros trottoir, on pouvait entendre qu’en effet, il était normal de travailler plus longtemps, et que c’était un scandale de pouvoir envisager une autre manière d’exister.

Certes la notion de travail liée à l’homme, et même définissant son essence d’être-au-monde n’est pas nouvelle, si elle trouve l’une de ses premières affirmations dans les philosophies anglaises, telle celle de Locke, ou de Smith, c’est bien évidemment avec Hegel puis Marx, qu’elle trouvera sa définition essentielle en rapport à notre mode d’être. Le travail, en effet chez Hegel, et la manière de se produire notre humanité en tant que production de la reconnaissance de soi au sein du monde. Il est négativité de l’homme vis-à-vis de la nature, comme ultérieurement Bataille l’expliquera dans l’Erotisme. C’est en ce sens que l’analyse marxienne du travail est intéressante : il est le mode par lequel l’homme se réalise, s’invente, établit le procès dialectique de son devenir. Pour Marx par le travail non aliéné, posé comme révélation de notre propre être, l’homme non seulement se découvre à lui-même et s’atteint dans une certain forme de jouissance, mais en plus découvre autrui en tant que celui vers lequel son humanité est tournée.

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité, j’éprouverais dans, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de me reconnaître. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi, j’aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine.(…) 3. J’aurai conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain (…) Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre » (Economie et philosophie, t.II).

Pour Marx, c’est parce que le travail est la manière même dont se donne l’être humain, c’est parce qu’il est essentiellement inscrit dans l’événement spirituel et pratique de sa nature, qu’il est lieu de jouissance.

Et pourtant, d’emblée cet extrait saborde la réalité de ce qu’il dit. En effet, il l’indique lui-même que tout cela n’est en ce XIXème siècle qu’une supposition, et aucunement une réalité. Pourquoi ? Parce que tout simplement, il comprend que de ce travail où l’homme révèle sa propre humanité, se détermine concrètement comme lui-même dans l’objet réalisé, on est passé à un travail aliéné, une société où comme Nietzsche le dira plus tard, l’homme n’est plus que le charbon de la machine à travailler : l’Etat.

Et c’est là la vraie rupture. Car il ne s’agit pas de nier le travail, de revendiquer une société du loisir, ce qui ne renverrait en fait qu’à une autre modalité de l’aliénation, celle du spectacle, de la jouissance par excitation non contrôlée, de la consommation effrénée.

Ce travail aliéné il est celui où l’activité devient celle de l’habitude, de la vacuité du rapport à soi, voire même de l’effacement de sa propre humanité. « En dégradant au rang de moyen la libre activité créatrice de l’homme, le travail aliéné fait de sa vie générique un instrument de son existence physique (…). L’homme fait de son activité vitale, de son essence, un simple moyen de son existence »(Ebauche d’une critique de l’économie politique).

Et ce à quoi nous invite avec force les UMPISTES cités, c’est à ce travail aliéné à perpétuité. Non pas à un travail de réalisation de soi, mais à un travail qui ne serait que moyen d’équilibre financier et social de la France (par exemple en travaillant un jour de plus afin de financer une aide aux personnes âgées), un moyen pour satisfaire notre aspiration à la consommation. ET cela, sans jamais se poser la question de savoir pourquoi, une proportion toujours plus grande d’individus ne souhaitent plus travailler, ne veulent plus trimer, s’éreinter, se courber sous le poids d’un travail de plus en plus surveiller, abstrait du rapport à soi, de plus en plus désincarner dans des logiques de production et de plus-value qui lui échappent.

Ainsi, lorsque Chirac peut demander que l’on réapprenne la valeur travail, jamais il n’interroge le point d’aliénation que le salarié ressent dans son travail, le degré d’abrutissement. Lorsqu’il dit à la mi-septembre à Auxerre, que « le travail a été dévalorisé », il ne réalise pas que ce n’est pas le travail qui est dévalorisé, mais que c’est peu à peu la nécessité d’en finir avec ce type de travail, ce type de sacrifice de soi, pour la simple reproduction d’une société dont seuls quelques uns peuvent vraiment tirer un profit de jouissance.

Idéologie de l’aliénation, nous le comprenons, qu’on travail et qu’on se taise, et le credo et le veto au droit à notre propre humanité. Qu’on trime et qu’on la ferme est le souhait de ces nantis, qui casseroles et couverts en apanage, n’ont cure de savoir quel est le vécu de sens propre à leurs concitoyens conchiés.
Plus, il nous faudrait non seulement travailler, sans qu’il y ait l’extériorité permettant notre décharge nerveuse ; il nous faudrait travailler sans qu’il y ait de reste d’existence, en condamnant tabac, alcool, drogue, etc… Travailler en niant que notre vécu psychologique a besoin justement de décompresser dans la négation de la loi qui contrôle le corps.

Idéologie de la bêtification de l’homme, celui-ci n’ayant peu à peu qu’à devenir un bon instrument au service d’un Etat, bon consommateur de l’analgésique TF1 (Bouygues/UMP même combat messieurs les financiers) le soir, bon trimeur la journée, arrimé à la reproduction sourde et aveugle d’un système de plus en plus abstrait.

Attention Messieurs d’en haut, la bête ne sera pas forcément docile, ses devenirs pourraient bien être représentés dans la figure du pitbull enragé !