Villa Amalia : une polyphonie italienne

Villa Amalia : une polyphonie italienne

Dans une langue épurée à son maximum,
Pascal Quignard impose ses voix, ses personnages...

L’art
de l’ellipse peut devenir pesant en littérature si l’on n’y fait pas attention. Par contre, si la maîtrise du rythme de la narration est
maintenue sans fausse note, la légèreté que donne le ton du récit offre
une entière bouffée de bonheur au lecteur qui se laissera porter comme
un enfant découvrant le musée des friandises de toutes les couleurs.
C’est ainsi que Pascal Quignard, ès maître en musique et
littérature, nous donne ici toute l’étendue de son talent dans un roman
magnifique, étrange, poétique, absurde et musical.
Parfois décrié (Les ombres errantes), parfois encensé (Tous les matins du monde) mais trop souvent présenté comme un auteur difficile à lire,
Pascal
Quignard livre un opus tout public, une pièce maîtresse de son
œuvre à laquelle il ne faut surtout pas déroger car cette symphonie,
qui donne la parole - directe ou indirecte - aux protagonistes tout en
imposant la perspective nécessaire à une mise en abyme digne des plus
grands metteurs en scène, est un petit bijou qui dépasse le thème même
du roman puisqu’il aborde - dans la deuxième moitié de la vie de
l’héroïne, Annn Hiden - les tréfonds de l’existence et les lumières de
la vie.
Dans une langue épurée à son maximum, construite sur une
trame classique, Pascal Quignard impose ses voix, ses personnages, et
se met à leur seul service, en leur donnant libre cours pour creuser au
fond d’eux-mêmes le sillon qui ouvrira le sens et le son cachés depuis
si longtemps en chacun de nous. L’amour, sans doute, comme axe moral,
le désir comme fil rouge, mais surtout la passion en ligne de mire, en
maîtresse impossible, exigeante, essentielle.

Parce qu’elle surprend Thomas, son compagnon, embrassant une autre femme, Ann Hiden, musicienne de talent, tire un trait sur plus de quinze années de
vie commune. A quarante sept ans cela n’est pas une chose facile à
faire. Mais elle a une volonté hors du commun. Une force en elle qui
lui fait soulever des montagnes. Certainement, elle tire ce caractère
d’une lignée puissante, soudée, qui a su affronter les horreurs de la
vie et survivre à l’impossible. Alors elle prendra dans les souvenirs
les détails qui iront nourrir sa détermination. Elle n’hésitera
pratiquement pas une seule seconde à vendre sa maison, à démissionner, à tout quitter sans laisser d’adresse. Elle marquera ainsi le
changement de cap pour mieux souffrir en silence, seule, dans un îlot
de la Méditerranée...
Voilà une première partie du livre qui
éveillera chez le lecteur une subtile atmosphère intérieure, une
question lancinante mais inavouée car la rapidité d’écriture empêche un
trop grand relâchement. C’est là tout l’art de Pascal Quignard qui
parvient à en dire assez pour scotcher le lecteur tout en n’éventant
point la chute vers laquelle nous nous sommes embarquées ...À Ischia,
Ann Hiden découvrira une vieille maison qui donne sur la mer. Elle s’y
installera. Elle y contemplera les miroirs par milliers qui
éclaboussent de soleil l’été, les vagues qui rugissent en démontant les
roches l’hiver. Cet mer immense qui ne sera pas, aussi, sans lui
rappeler l’autre mer, celle de Bretagne, au bord de laquelle sa mère se
languit d’elle, toujours dans l’attente du retour de son mari, parti
voilà plus de trente ans ...

Le temps s’étire parmi les sons et les silences. Ann Hiden rencontre un
médecin napolitain suite à son accident. Mais elle se lie peu,
préférant vivre sa maison, sa musique qu’elle compose dans sa tête.
Elle se perd dans la contemplation de la mer. Dans son amour de la
maison, cette sensation plus forte qu’un amour charnel qui la fascine,
car elle sent qu’il y a quelque chose de beaucoup plus ancien que ce
qui peut être désigné par les mots que nous avons appris longtemps
après que nous sommes nés ... Elle aimait une maison, non un homme.
Elle aimait une lumière, une odeur, une ambiance. Car quelque chose,
aussi intense qu’immédiat, "l’accueillait à chaque fois qu’elle
arrivait sur le surplomb de la vue. C’était comme un être
indéfinissable, euphorisant, dont on ne sait par quel biais on se voit
reconnue par lui, rassurée, comprise, entendue, appréciée, soutenue,
aimée
" ... Mais la vie parviendra à la rattraper car l’on n’échappe
pas à son destin, à son incarnation ici-bas, quoi qu’on en pense, et
quoi que l’on puisse croire ...
Une vérité lui sera assénée comme
un coup de marteau, une cymbale claquant au fond de l’orchestre, une
traînée de poudre qui aurait du faire long feu pour préserver son
cœur : il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’existence normale si
l’on veut bien se donner la peine de regarder le monde tel qu’en
lui-même. Il n’y a que la fuite, cette ligne brisée qui pousse les
hommes à se cacher, à s’inventer des rôles, à se travestir ...
Il y
a aussi les émotions qui soulignent le sel dans le sang et qui
épanchent un peu le calvaire. Elles sont les sirènes qui dansent sur
les rives du roman pour tenter de nous faire croire que ce n’est qu’un
livre. Mais justement, c’est aussi parce que c’est un livre, qu’il nous
procure ce frisson diabolique qui nous empêche de le refermer avant de
l’avoir terminé ...

Pascal Quignard, Villa Amalia, Folio, août 2007, 300 pp. - 6,60 €

Première publication : coll. "Blanche", Gallimard, mars 2006, 298 pp. - 18,50 €