La Petite Fille silencieuse

La Petite Fille silencieuse

Ce livre est incontournable. Parce qu’il va au-delà des mots – puisqu’il est question de musicalité –. Parce qu’il évoque ce qu’il y a derrière le miroir – puisqu’il parle d’une possible relation avec Dieu –. Parce qu’il est captivant – puisqu’il s’agit, aussi, d’un thriller –. Parce qu’il est intelligent, bien écrit, envoûtant … En un mot, diabolique.

Peter Høeg avait conquis ses lettres de noblesse en 1992 avec Smilla et l’amour de la neige puis il s’était retiré du monde en 1996, dans le fin fond du Danemark, et ses lecteurs se languissaient … Leur patience sera récompensée avec ce petit bijou qui n’est pas sans rappeler les merveilleux romans de José Carlos Somoza, dont le dernier, La théorie des cordes nous a enchantés. Finement construit, intelligemment raconté et adroitement ajusté, ce puzzle musical mue à chaque partie pour passer du conte philosophique au roman d’anticipation, de la chronique sociale au thriller contemporain. Tout comme Somoza, l’on est capturé dès la première page et, victime consentante, on se laisse entraîner sur les pas du clown Kasper Krone dans cette spirale infernale qui ne laissera pas de nous éblouir …

Kasper a un don, rare, celui de percevoir la musique interne qu’émet chaque être humain. Entre deux représentations, il participe à des programmes d’aides aux enfants souffrants de troubles psychologiques. Il y a toujours eu un lien invisible mais très fort entre enfants et clowns, de Grock à Buffo, plus prés de nous : Howard Buten est clinicien le jour auprès des enfants autistes, et Buffo la nuit ; une autre manière d’approcher ce mal qui dévore l’âme des plus purs …
Kasper voit ainsi débarquer la petite KlaraMaria, dix ans, un jour sans soleil. Il la reconnaît. Il lui avait parlé, un soir, après son spectacle. Déjà, il avait su percevoir sa musique et sa faculté de passer d’un état l’autre à la vitesse de l’éclair. Mais la petite fille parle peu ; et ses précepteurs la lui soustrait très vite. Kasper sent qu’il se passe quelque chose, il veut enquêter auprès des services sociaux mais on lui envoie le service des douanes, les impôts et la police à ses trousses pour une obscure histoire d’impayés fiscaux … On cherche à l’éloigner.

Kasper est un clown unique, les contrats pleuvent, les tournées mondiales s’organisent deux ans à l’avance. Malgré cela, il est prêt à tout plaquer pour retrouver KlariaMaria. S’engage alors une incroyable course contre la montre, et, si le talent est la faculté d’exclure, alors Kasper usera de tous ses tours de magie, d’improvisations et de son expérience de la piste pour déjouer les intrigues et faire parler une administration qui s’emploie à lui barrer la route. Sans parler de la nature qui se met aussi à trembler de toutes parts, éventrant des quartiers entier de Copenhague.

Si Maître Eckhart disait que la souffrance est l’animal le plus rapide qui nous mène au royaume des cieux, ce sera aux portes de l’enfer que Kasper ira chercher une vérité impossible, une vérité détenue par Caïn, mi dieu mi gourou, mais chef à part entière d’une organisation démoniaque, une fondation, la Dame bleue, qui utilise les enfants qui ont le don.
Comme si l’on pouvait approcher Dieu de son vivant … et pourtant, il y avait dans ce monde-ci, ici et là, des enfants capables de telles choses, capables d’arrêter le temps, par exemple, en le scindant en deux : le monde extérieur d’un côté, leur cercle de jeu de cinquante mètres de diamètre de l’autre, une zone dans laquelle les frondaisons étaient figées, le vent immobile, le souffle coupé. Il n’y avait rien à y entendre, que le silence. Pourtant les enfants émettaient des sons ordinaires, mais, derrière ces sons, un autre niveau était ouvert, un niveau qui portait jusque dans la zone de silence. L’interférence prenait la forme d’une sorte de cordialité, c’était une interaction dans un média de forte intensité.

Kasper avait du mal à y croire, lui qui entendait tout : la matité des rideaux blancs, la nudité des patients, les rôles à jouer, la quantité d’acier poli, le son de la présence d’une mitrailleuse invisible, le goût d’adrénaline dans la salive, la sensation d’être tout près du bord. Mais, tel saint Thomas, il voulait voir pour croire, et comme tout grand artiste, il n’aimait pas qu’on le déposséda du dernier mot. Alors il enquêta et se prit pour le chevalier blanc, voulant à lui tout seul expurger ce mal de notre planète comme l’on coupe une branche morte. Ce fut la découverte du cadavre d’une petite fille torturée qui contribua à fixer la détermination du clown à agir seul et vite : débuta alors une quête impossible pour tenter d’arracher ces enfants, enlevés dans le monde entier, et contraints à subir les foudres de la Fondation.

Mais Kasper avait, lui aussi, un secret, un secret tragique qui se traduisait en do mineur, en rapport avec les enfants, toujours les enfants, avec une sorte de perfectionnisme en la majeur qui ne s’était pas encore assoupli. En vieillissant, il intégrait la tonalité située à l’opposé dans le cercle des quintes, l’équivalent acoustique de ce que nous appelons "maturation".
Et puis, parler à Dieu, soit, mais qui prier, finalement ? Qu’est-ce qui nous dit qu’il y a vraiment quelqu’un, et que l’univers est plus qu’un orgue de barbarie ? Ainsi, la prière ne consiste peut-être pas à prier quelqu’un, mais est-elle plutôt une forme active de renoncement. L’ultime serait donc de pouvoir renoncer sans s’abaisser … Voilà l’idée, renoncer ; mais comment atteindre ce Graal sans y perdre son âme ?

Sur un rythme nerveux et dans une narration aux phrases courtes, aux nombreux clins d’œil introduisant des citations philosophiques mises en perspective avec la scène du moment, Peter Høeg mène sa barque comme un capitaine au long court, avec une femme dans chaque port, et une histoire nouvelle pour prendre derechef, avec entrain, la mer de tous les dangers. Alors, si la nuit n’est pas un horaire ni une intensité lumineuse mais un son … la mort, qui est aussi une sorte de nuit dans laquelle serait absent le majeur – la tonalité relative – cette mort qui n’est qu’un passage d’un état l’autre, d’un corps l’autre, s’accompagnerait-elle d’un fa mineur, comme dans le quintette à cordes de Shubert – où la pureté céleste du mi majeur est brusquement chassée par le fa mineur – ? A vous de le découvrir, car c’est à ce moment précis que vous saurez que le moment est venu.

Peter Høeg, La Petite Fille silencieuse, traduit du danois par Anne-Charlotte Struve, coll. "Lettres scandinaves", Actes Sud, septembre 2007, 455 p. – 23,00€