L’acte surréaliste par excellence

L’apothéose de la société du spectacle (si l’on excepte la bombe sur Hiroshima, où manquaient des caméras) imaginée par Debord avait-elle été prédite par Breton ?

Décharger son revolver au hasard dans la foule, c’était ce qu’il y a trois quarts de siècles André Breton qualifiait « d’acte surréaliste par excellence ».

Breton, artiste provocateur, héritier purement littéraire des anarchistes de la fin du siècle précédent et de leur fameuse « propagande par le fait », n’avait pourtant rien d’un assassin ni même d’un pousse-au-crime car celui-ci avait déjà été commis de longue date par tout ce que la planète comptait depuis la nuit des temps d’illuminés morbides.

Il voyait juste : le geste le plus insensé, le plus improbable, est celui qui nous interpelle le plus, comme une épiphanie de l’incroyable au cœur de la banalité du réel, quelque chose d’absolument poétique, si la poésie n’est pas que matière à émotions intimes, mais séisme.

Juste, mais petit : le 11 septembre 2001, des types sévèrement bornés qui n’avaient probablement jamais entendu parler de Breton, de Soupault ni d’Aragon et qui, de toute façon, dans le cas contraire auraient fait de leurs œuvres un autodafé, remplaçaient le trop peu efficace revolver par des Boeing afin de ne pas tirer au hasard dans la foule, mais de la pulvériser, eux avec.

On objectera à tort que l’antagonisme entre le hasard et le calcul délibéré détermine toute la différence entre l’art et la guerre : ciblées ou collatérales, la mort change le sort de toutes les victimes en destin.

On n’a pas assez relevé depuis, voire pas du tout, en lui cherchant des causes politiques ou religieuses, ou les deux, à quel point cet acte, au-delà ou en deçà d’un nihilisme dont ses auteurs ne se sont jamais réclamé, était proprement inouï, gratuit, c’est-à-dire poétique ou artistique si on préfère, ainsi qu’en témoigne la fascination émerveillée - que s’y mêle du dégoût comme à la lecture de Sade n’y change rien - que provoque encore chez la plupart des spectateurs la énième rediffusion de l’effondrement grandiose des twin towers.

Spectacle, l’oxymore s’impose, atrocement sublime, certes, gratuit aussi, car deux ans après, quel est le résultat du massacre, à supposer que ses responsables en eussent espéré un ?
L’Afghanistan est-il durablement « talibanisé » ? non, au contraire. Le wahhabisme militant dont se réclame le fondateur de la bien-nommée nébuleuse Al-Qaeda a-t-il fait avancer la cause de l’Islam, si tant est qu’il ne soit pas pluriel ? non, au contraire. La Palestine palestinienne est-elle indépendante, les territoires occupés libérés ? non, au contraire. L’arrogance états-unienne n’est-elle qu’un souvenir ? non, au contraire. L’Amérique de Bush est-elle à genoux ? non, au contraire. L’Occident mécréant est-il touché par la grâce ? non, vous rigolez ?

Les fous de Dieu ou les fous furieux, ce qui pour l’athée de service revient au même, manipulés par le fantôme Ben Laden, aussi satanique et insaisissable que le docteur Mabuse, ont échoué sur toute la ligne, ce qui eût paru prévisible à n’importe quel individu, aussi exalté fût-il, doté d’un faible QI comme d’une intelligence très moyenne des conséquences de la praxis en politique.

Mais les architectes de l’attentat ne s’étaient préoccupés d’aucune prospective, d’aucune projection d’un futur plausible : leur acte n’ouvrant aucune perspective à quiconque, sauf par défaut* à ceux-là mêmes qu’il prétendait combattre, ne fondant aucune révélation, pas même celle, depuis longtemps démontrée par Beckett, du caractère absurde de l’existence, ou encore celle, vérifiée par l’Histoire, de la fragilité des civilisations les plus orgueilleuses, il demeurait profondément gratuit, donc surréaliste, au sens vrai du terme, celui que lui confère le mouvement artistique qui l’a créé, qui désigne un ailleurs du réel indépendant de toute logique causale.
A moins que ?

*Les scénari(i)os paranoïaques à base d’implication de telle ou telle officine ou lobby made in USA ne sont pas irrecevables, mais, jusqu’à preuve formelle du contraire, pure fiction. Le problème avec, par exemple, un Meyssan, n’est pas qu’il débusque un lièvre potentiel, mais qu’il le « vende » ensuite aux oligarchies hautement réactionnaires de la Perse ou de la péninsule arabique, ce qui a pour premier et principal effet de disqualifier ledit lagomorphe auprès de tout esprit véritablement critique (certaines grandes figures de l’altermondialisation se comportent, hélas, de même en allant se faire voir chez Castro, le spécialiste des exécutions sommaires et des internements arbitraires).