Israël/Palestine : un seul état binational, ou rien !

Israël/Palestine : un seul état binational, ou rien !

Quand le simple bon sens ne suffit pas, il convient de l’étayer par des arguments de poids. Quand les politiciens disent vouloir la paix et appuient une politique xénophobe, il convient de les contrer par des preuves sans failles. Quand la grande majorité de la population suit aveuglément les maximes des chefs de clan, il convient de lui dessiller les yeux une bonne fois en avançant des faits historiques avérés qui ne peuvent être contredits. Ainsi, ce livre, fruit d’un long travail de l’un des plus prestigieux "nouvel historien" israélien, met enfin en lumière les doctrines et les actes portés par une politique sioniste que l’on doit rejeter, au même titre que la planète rejeta jadis, l’apartheid en Afrique du Sud.

Ainsi apparaît enfin une voix dans le concert assourdissant du silence pudique et compassé qui accompagne toute critique raisonnée du sionisme. Apeurés par les chiens de garde qui lancent aussitôt l’anathème – antisémite ! – les Européens se taisent, et le reste du monde avec. Mais ici, une voix irrévérencieuse se lève, en Israël même, une voix juive – éditée par un éditeur juif – qui ne saurait se taire au premier crissement de dents. Alors cette voix ira, libre et sereine, porter sa vérité aux quatre coins du monde, dans le secret espoir de réveiller les hommes de bonne volonté pour qu’un miracle s’accomplisse : mettre fin au conflit israélo-palestinien … Autant dire qu’il a fort peu de chance d’aboutir. Quoique.

L’on peut espérer une écoute plus attentive aux thèses avancées par Ammon Raz-Krakotzkin car il pourfend deux axes majeurs, indispensables, indissociables du problème énoncé. Tout d’abord, il brise le tabou qui cimente la société israélienne et la doctrine sioniste : il refuse la négation de l’exil. Puis, il impose son corollaire : voir la solution dans une perspective binationale qui implique, au même titre, dans une même dignité, Israéliens et Palestiniens.
La bombe politique vient donc d’exploser, et les dégâts collatéraux doivent être suffisamment importants pour briser les deux forteresses de mépris et de perversité qui opposent, tout en les liens dans des trafics immondes, le gouvernement d’Israël et ce qui reste d’Autorité palestinienne. Comme toute révolution, qu’elle soit spirituelle, politique ou mécanique, il y a un besoin, vital et technique, de détruire l’existant pour reconstruire du nouveau … La pensée de Ammon Raz-Krakotzkin doit donc aller briser le vernis de la "version officielle" et permettre l’avènement de la justice en terre de Palestine.

Le sens politique des deux points développés dans ce livre est évident. Le socle de la conscience sioniste repose sur le concept d’exil (galout) et sa négation : ainsi, Israël, qui a été fondé métaphoriquement sur la négation de l’exil juif, et concrètement sur la négation de l’exil palestinien (la Nakbah), doit faire son mea culpa. Nier l’histoire, nier l’ importance décisive de l’exil dans l’histoire juive, et la responsabilité israélienne dans l’exil palestinien est un crime !
Pour ce faire, Raz-Krakotzkin analyse la difficulté fondamentale qui résulte de la définition de la collectivité et de l’histoire juive en termes nationaux et territoriaux, et étudie les implications du mythe fondateur du sionisme qui se cache derrière le concept de négation de l’exil.
De cette vérité enfin admise, découlera – après l’étape de deux états distincts – la perspective binationale.

J’entends déjà les cœurs froids crier à l’utopie. En effet, mais que serait le monde sans utopies, et sans visionnaires pour les mener à terme ? Qui osait parler de réunification de l’Allemagne ? Qui osait parler de l’effondrement de l’empire soviétique ? Se battre la coulpe en renvoyant dos à dos les deux peuples, avec un petit zeste d’intégrisme pour mieux faire avaler ce cocktail poivré, n’est rien d’autre qu’acte de lâcheté … Comme tout ceux qui "ne savaient pas" dans l’Allemagne hitlérienne étaient des salauds, ceux qui laisseront Israël continuer à piloter son vaisseau vers les récifs de l’inhumanité sont des salauds !
Vive l’utopie ! car elle sollicite la mémoire et l’éteint tout à la fois. Benjamin, puis Gershom Scholem, nous ont déjà répondu, lorsque ce dernier, en 1946, donna une conférence à Jérusalem, Mémoire et utopie dans l’histoire juive : "Le passé ne devient pas vivant sans quelque élément utopique, sans l’espoir que ce qui se tient derrière tous nos efforts historiques vienne sauver quelque chose de lui.[…] Dans les échecs de l’histoire subsiste encore une force qui peut vouloir sa correction."
Plus tôt encore, Hannah Arendt critiqua, dans les années 1940, la politique tenue par le mouvement sioniste, et notamment la revendication de créer un état juif en Palestine. Elle y voyait un tournant dangereux et l’adoption par la direction sioniste des positions de la droite révisionniste. Et elle ne se trompait pas quand on lit les lois raciales juives publiées au lendemain des lois nazies de Nuremberg, sous la plume du xénophobe Jabotinsky … Arendt s’opposa jusqu’au bout au plan de partition adopté par l’ONU en 1947 car elle était convaincue que cette partition entraînerait inévitablement l’expulsion des Palestiniens et une violation constante de leurs droits et de là, une guerre qui mettrait en danger toute présence juive dans le pays (in The Menorah Journal, mai 1948, pp. 178-192). Elle se joignit donc aux démarches du premier doyen de l’université hébraïque qui tentat de faire renoncer au plan de partition et cherchait à réunir un soutien international autour d’une solution fédéraliste. L’utopie, toujours …
L’utopie est donc ambivalente ; mot-clé de ce livre car, ambivalent est le comportement des chrétiens envers les juifs et, parallèlement, des sionistes envers les juifs orientaux en général et yéménites en particulier (Ben Gourion : "Nous ne voulons pas que les Israéliens soient arabes. C’est notre devoir de nous battre contre la mentalité levantine qui détruit les individus et les sociétés." – sic –).
Ambivalent est aussi le rapport des colonisés envers l’idéologie des colonisateurs (p. 101), des sionistes envers le messianisme (pp. 89, 97), de la conscience sioniste envers l’Europe (p. 97). Ammon Raz-Krakotzkin n’accepte pas l’idée que le sionisme est un exemple de conscience ethnique transformée en mouvement national, car il ne faut jamais oublier que les juifs ne partageaient pas une culture commune au sens national du terme mais ont toujours modelé leur judaïsme sur la culture au sein de laquelle ils vivaient. Le mensonge absolu qui a toujours tenté d’absoudre le sionisme de tous ses maux est donc bien à rejeter, car "la terre sans peuple pour un peuple sans terre" est un message abject tout autant qu’une imposture.
Tout comme il convient de savoir distinguer l’existence de cette entité nationale juive israélienne qui démontre qu’il est impossible de considérer les juifs comme une nation ; car n’oublions jamais qu’Israël ne se définit pas comme un état-nation mais comme l’état du peuple juif, ce qui, de surcroît, ne correspond pas à l’identité de tous les citoyens. On touche là au paradoxe du sionisme appliqué à un état : la définition du citoyen israélien inclut des citoyens d’autres nations alors qu’elle n’inclut pas les citoyens arabes de l’état (sic), les Palestiniens restés en Israël après la guerre de 1948.
Enfin, ambivalente est également la notion de sécularisation, cette forme de messianisme masqué habillement résumé par une pique sarcastique d’Ammon Raz-Krakotzkin : "Dieu n’existe pas, mais il nous a promis cette terre."

Sachant l’importance du religieux, Ammon Raz-Krakotzkin s’empare du sujet et délivre sa solution, une idée décapante, surprenante mais empreinte d’une telle logique, d’un tel humanisme que l’on ne peut qu’y adhérer. En effet, pour inviter tous les citoyens à reconnaître la laïcité comme ciment du futur état binational, il faut chercher à élaborer un cadre commun aux religieux et aux agnostiques que l’on pourrait qualifier de séculier, écrit Raz-Krakotzkin page 196. En effet, pour réunir le plus grand nombre il "faut établir une laïcité qui ne soit pas un simple cadre surimposé à la réalité, mais qui s’organise à partir d’une définition du sacré, et assume la mission théologique qui procède du concept d’exil." Ainsi, il conviendrait d’admettre une bonne fois qu’Israël est un état comme les autres, dixit le rabbin Haïm Grodzinski, premier rabbin d’Agoudat Israël, au moment de la fondation de l’état d’Israël. C’est cette vision instrumentale et détachée de l’état, formulée par les orthodoxes, née de l’expérience religieuse de l’exil, qui doit servir à combattre le messianisme sécularisé du sionisme. Ainsi, vivre en Israël comme s’il s’agissait d’un état comme un autre, permettrait au citoyen d’adhérer à l’idée de vivre l’exil en terre d’Israël tout en étant en accord avec "l’essence du judaïsme". Cette idée que l’existence est un exil, et que le fait de vivre en terre d’Israël ne constitue pas une exception à cette règle. Ce livre n’étudie pas la question de savoir si le judaïsme est une religion ou une nation, mais il porte le fer sur la définition des juifs comme nation, telle qu’elle s’exprime dans l’idéologie et les différents courants sionistes. En gardant à l’esprit que le concept de nation est une construction moderne et imaginaire. Ce vaste débat peut donc trouver une solution politique en acceptant d’y intégrer la théologie puisque l’existence d’une entité juive en Israël demeure une question théologique. Ainsi, la laïcisation ne pourra donc se faire qu’à partir de la théologie en rappelant que dans la tradition religieuse la terre d’Israël n’a jamais eu un sens purement territorial.

La boucle est bouclée lorsque Ammon Raz-Krakotzkin ponctue sa démonstration en citant Lev. 25,23 : c’est imparable ! Car si toute la terre appartient à Dieu, il n’y a pas de Terre sainte ; les juifs sont immigrés, exilés, comme nous tous. Donc, si la terre appartient à Dieu et que nous ne l’avons qu’en usufruit, il est permis de se l’approprier, du moment qu’on le fait "honnêtement" (Jean-Pierre Purry, 1675-1736).
Avec 20 pages de notes qui étayent et précisent chacun des points importants, cet essai doit porter à la criée des chemins l’idéal de Raz-Krakotzkin car il est seul porteur d’avenir. La haine ne peut éternellement répondre à la haine : nous avons déjà vu que la révolution sioniste était morte et qu’elle avait suffisamment fait de victimes juives pour admettre, qu’enfin, il convenait de franchir le pas et d’oser l’idée binationale car, si elle ne fournit pas de programme alternatif, elle prend en considération les opprimés dans une orientation égalitaire et elle indique le contexte nécessaire pour échapper à la catastrophe …

Ammon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté – Judaïsme, sionisme et pensée binationale, préface de Carlo Ginzburg, traduit de l’hébreu par Catherine Neuve-Eglise, La fabrique, mars 2007, 238 p. – 22,00 €