Il était une fois un formulaire 13-0021 perdu entre Bamako et Yélimané

Paperasserie quand tu nous tiens !

Voici donc, par la grâce d’une procédure administrative - une demande de visa - narrées les tribulations d’une famille malienne. Porte-parole d’un Sud oublié. Il y a l’arrière-grand-père qui passe ses journées sous le seul arbre du village en attendant le dégel de sa maigre pension, "Chemins-des-Dames" comme on l’appelle, ressasse ses souvenirs de la Grande Guerre ; les millionnaires qui habitent des maisons à étages et qui ne donnent rien (ô sacrilège !) ; le train qui n’en finit pas d’arriver et que l’on attend toute une journée par plus de 40° ; les concours avec Djibouti pour savoir qui sera le Champion … de la ville la plus chaude du continent ; les pluies diluviennes et le fleuve Sénégal que l’on consulte et à qui l’on parle comme à un Dieu ; les petits instants volés où l’on "trompe la solitude" à l’ombre des regards ; le crocodile que l’on appelle à sa rescousse ; l’électricité qui joue les divas .. Raconté ainsi, d’une plume agile trempée dans l’humour noir et l’allégorie, dans un style léger, ce pavé se lit d’un trait, d’un sourire …

Madame Marguerite Bâ est née le 10 août 1947 à Médine (Mali), sur les bords du fleuve Sénégal. Fille d’Ousmane, forgeron, sous-directeur de la chute d’eau, et de Mariama, "traditionniste", c’est-à-dire savante de toutes les choses du passé. Fibre qu’elle transmit à sa fille : Madame Bâ aime la connaissance. Elle deviendra par le jeu des rencontres institutrice, puis inspectrice académique.
Mais son petit-fils préféré a été "enlevé" par les blazers bleus, envoyés de l’ogre football. Elle doit aller en France pour le retrouver. Elle présente une demande de visa. On la lui refuse. Alors elle s’adresse au Président de la République française. Une à une, elle répond scrupuleusement à toutes les questions posées par le formulaire officiel 13-0021.
Mais nul n’a jamais pu enfermer Madame Bâ dans un cadre.
La procédure dérape, prend de l’ampleur, les réponses quémandent d’autres questions et d’autres réponses. L’Afrique est multiple, les réponses ont des sœurs et des cousines qui viennent se joindre à elles dans le flot d’informations que le formulaire ne peut recevoir.
Un scribe est choisi par Madame Bâ pour prendre des notes et rédiger la missive présidentielle.
Nom, prénoms, lieu de naissance ? Madame Bâ raconte l’enfance émerveillée au bord du fleuve, l’amour d’un père, l’apprentissage des oiseaux …
Situation de famille ? Madame Bâ raconte sa passion somptueuse et douloureuse pour un trop beau mari peul.
Enfants ? Madame Bâ raconte ses huit enfants, cette étrange " maladie de la boussole " qui les frappe …

Sans fard ni complaisance, Madame Bâ raconte l’Afrique d’aujourd’hui, ses violences, ses rêves cassés, ses mafias. Mais aussi ses richesses éternelles de solidarité, ce formidable tissage entre les êtres.
Les Blancs face aux Noirs, telle une partie d’échec à ciel ouvert, voici le monde tel qu’il est, avec ses petits tracas, ses mesquineries, ses rapines, les insultes de la Banque Mondiale et les recruteurs, envoyés des grands clubs internationaux, qui font leur marché en êtres humains comme d’autres achètent des fruits.
Mais un Blanc, sous le soleil, cela donne des torrents de sueur.
"- Maman, il y a un puits dans les Blancs ? D’où leur vient toute leur eau ?" ; "- Ils sont dégoûtants, ils pissent par la tête."

Vous l’aurez compris, Madame Bâ est avant tout le portrait d’une femme : l’Afrique. Et comme toutes les femmes, elle a de l’humour, elle est sublime, mouvante, difficile, hautaine, joyeuse, et dangereuse. Mais elle a aussi une volonté de fer et une force de travail unique. C’est sur la femme africaine que se repose toute la société. Elle n’a qu’un seul maître, la famille, qu’une seule devise, la tradition, qu’une seule ambition, se donner corps et âme à l’Afrique pour qu’elle perdure au-delà des mots.

Digne et fière de son pays, Madame Bâ se battra pour que les siens restent au pays, tout en cultivant le paradoxe de tout faire pour obtenir un visa pour la France.

MADAME BÂ
Erik Orsenna
Fayard/Stock, 2003
489 pages, 22 euro