L’homme qui inventa Manhattan

L'homme qui inventa Manhattan

Si, comme votre serviteur, vous êtes passés à côté de cette petite perle, noyés vous aussi par le flot des livres que l’on déverse à chaque rentrée littéraire, l’occasion vous est donnée de passer quelques bons moments. Séance de rattrapage : attention talent !

Trente-huit nouvelles qui font un roman aurait pu être le sous-titre de ce livre étrange et subtile, sauf que ces trente-huit courts chapitres sont plus que des nouvelles puisqu’ils reprennent, au hasard, un personnage ou un lieu, ou une situation, déjà évoqués. Ce sont plutôt les trente-huit pièces d’un puzzle que l’on vous fait lire dans un certain sens, pas toujours chronologique d’ailleurs, mais savamment architecturé, afin de vous plonger dans la catharsis du phénomène qui prend forme sous vous yeux : si Manhattan vous étiez compté …

Il était une fois deux Roumains qui rêvaient d’un avenir, d’une terre plus chaleureuse, d’une vie meilleure … et qui mirent à profit leur ambition en s’exilant à New York : Charlie et Chad découvrirent le nouveau monde avec des yeux candides jusqu’au jour où Charlie se suicida. Tentant d’en savoir plus sur la mort de son ami, Chad remonta le temps, étudia les mœurs et les vies des petites gens qui, comme lui, tentaient de s’en sortir vaille que vaille ; et ainsi il s’attacha à se souvenir des événements marquants qui jalonnèrent la vie de l’homme qui inventa Manhattan …

De William Burroughs, ayant trouvé refuge dans les urinoirs, à Ramon Corona, en fait un simple infirmier qui fournit en douce les patients d’un centre antialcooliques en bière mexicaine, ou Andreas Ringmayer III et son fils Andreas IV qui visitent un musée en pensant à tout autre chose, voire à Simonetta qui jalouse sa sœur, trop belle, trop provocante, trop sexy, ou encore Arnold, le vendeur de pianos qui subit tous les matins les reproches de sa mère, sans oublier les jumelles coréennes Zen Zen et Zen Lee, esthéticiennes de leur état, qui font tourner la tête d’Andreas III ou l’impossible Jimmy La Pique, petit truand sans envergure qui erre dans les bars glauques auxquels s’ajoutent, dans un inventaire à la Prévert, la souris Missy, les crocodiles de l’Hudson ou l’immeuble Ansonia, sans parler d’une certaine petite culotte rouge qui fait office de raton laveur ; tous jouent un rôle dans le tissu urbain de cette île de New York où les choses ne vont pas toujours dans le bon sens, tous pimentent le récit d’une dose de poésie qui illumine la narration comme un rayon de soleil sur une mer agitée parvient, en perçant les nuages, à redonner espoir au marin …
Cette galerie de portraits, tous plus farfelus les uns que les autres, mais si humainement attachants, si drôlement dramatiques et absurdes à la fois, font que l’on s’attache immédiatement à cette farandole littéraire et qu’on se laisse bercer par une langue moderne qui apostrophe le lecteur et l’implique personnellement dans l’avis qu’il pourrait donner aux événements rapportés.

Invité ce week-end (26-28 mai 2007) au festival Etonnants Voyageurs, à St Malo, Ray Loriga (né à Madrid en 1967) est devenu très vite l’une des figures majeures des Lettres espagnoles. On lui doit aussi un scénario d’un film de Pedro Almodovar (En chair et en os, 1996) et d’un film de Carlos Saura (Le septième jour, 2004).
Il reçut pour ce livre le prestigieux prix Premio Lateral de Narrativa 2005, et l’un des membres du jury voit en lui le "représentant éminent de l’espèce des écrivains en fugue. S’il a fait preuve d’une obsession, cela a été de se démarquer de toute étiquette qu’on a voulu lui accrocher." Et c’est bien là ce qui différencie Ray Loriga de nombre de ses pairs : le style. Une manière de ne pas y toucher qui, au contraire, change tout, car la façon dont il pimente ses courtes scènes imprime, en sus de l’ossature original du roman, une musicalité et un rythme décalé qu’un humour noir et un sens de l’à-propos ponctuent à merveille. Ces chroniques de Big Apple sont un enchantement littéraire !

Ray Loriga, L’homme qui inventa Manhattan, traduit de l’espagnol par Marie Flouriot, Les Allusifs, septembre 2006, 187 p. – 15,00 €Le Mague