La Grande Fauchaison : entre désenchantement et déliquescence

La Grande Fauchaison : entre désenchantement et déliquescence

Pour la première fois rassemblés in extenso en français, les trois romans d’Oser Warszawski démontrent la magnificence de son style expressionniste : voici un authentique monument de la littérature yiddish.

Oser Warszawski débuta sa carrière par un coup d’éclat, un coup de maître : rien ne vaut un petit scandale pour lancer un jeune écrivain. Ce fut chose faite dès 1920, à Varsovie, quand il publia Les Contrebandiers, ce qui déclencha aussitôt une querelle entre Anciens et Modernes. Les Lettres yiddish s’ébranlèrent sur leur socle, plus rien désormais n’allait être comme avant …

Porté par les événements, le jeune Warszawski vécut la Première Guerre mondiale comme détaché du monde pour se consacrer à sa passion pour la photographie. Il va dans l’errance sur les routes du yiddishland, ce qui lui donnera une vision du monde juif et non juif dans tous ses aspects et toutes ses dimensions …
Cette expérience déterminera la double orientation de sa vie et de son œuvre. L’art visuel conquis par le prisme de l’appareil photographique se retrouvera par la suite dans sa carrière de peintre et d’écrivain. Sa trilogie, La Grande Fauchaison, campera avec une acuité visuelle extrême et une lucidité sans faille les personnages rencontrés et les lieux parcourus, l’œil vissé à l’objectif.

Le premier opus, Les Contrebandiers, écrit avec la vitalité et la fougue de son jeune âge, portera cette double marque et apparaîtra comme la manifestation d’une indépendance, d’une volonté de non-conformisme affiché et brandi comme un étendard à toute épreuve. Il faut la voir comme une œuvre inaugurale dans tous les sens du terme. Caustique, sulfureux et plein d’humour et de violence, ce roman laisse présager le principe d’esthétique qui habitera toute sa vie Oser Warszawski dans la quête de son œuvre en devenir.

L’année 1923 voit Warszawski prendre le chemin de l’exil, il ira de Berlin à Londres – où il retrouve sa sœur – pour finalement s’installer à Paris. Car, pour un écrivain yiddish en révolte et en rupture avec son milieu d’origine, la France – et en particulier Paris, la ville lumière par essence –, est l’endroit où il faut être, où il pourra librement vivre et créer …
Poètes, peintres, sculpteurs juifs affluent par dizaines d’Europe centrale et orientale ; ils découvrent, éblouis et affamés, Montparnasse, ses ateliers et ses cafés ; ils s’épanouissent dans le cosmopolitisme et s’adonne à tous les plaisirs. La colonie d’avant guerre se reconstitue et s’étoffe : Chagall, Lipchitz, Soutine, Kisling, Aberdam, Kikoïne, Weissberg et bien d’autres auxquels se mêlent des écrivains de langue yiddish, comme Sholem Asch ou Zalman Shneour.
Oser Warszawski s’installe donc rive gauche, rue Jacob, puis rue de Seine. Il fréquente la Rotonde, le Dôme. Se lie d’amitié avec Peretz Markish et tente de fonder une revue d’avant-garde, sorte de Dada yiddish … Deux numéros plus tard la revue est bien mort-née et l’on n’y retiendra surtout la publication de L’Uniforme, chef-d’œuvre sur la Grande Guerre.

La Fauchaison, roman commencé en 1924 mais terminé seulement en 1926, place l’action au sein d’un shtetl, une bourgade nommée Gourané, et instaure d’emblée un huit clos obscure. Opaque. Tout se passe essentiellement la nuit, ou à l’aube. Les personnages sont étrillés sans faux-semblants, tous leurs défauts sont bien mis en évidence, et l’on bascule des nantis au petit peuple dans un tableau d’une rare cruauté. La vision qu’Oser Warszawski donne du monde est sans appel ! Il stigmatise la haine entres les deux communautés, la polonaise et la juive, et l’on sent bien que cette force est ancestrale et qu’elle ne peut se résoudre que dans le drame absolu. La folie n’est pas loin …

L’Uniforme, dernier volet de la trilogie, sans doute le meilleur roman des trois, peint une tragique et dérisoire fin du monde – celle des grands empires d’Europe centrale. La scène de l’action s’est déplacée du hameau des Contrebandiers à la bourgade de La Fauchaison pour aboutir à Berlin, la capitale d’un empire voué au déclin. Oser Warszawski aborde cette dernière phase en se plaçant dans le camp adverse, celui des puissances du Centre.
Il va y jouer de tous ses talents en commençant par celui issu de sa palette de peintre qu’il emploiera pour évoquer les défilés des armées. De cet éclat des couleurs va s’ajouter le timbre des instruments à vent. Dans un style inégale il narrera la chorégraphie bien réglée de la cavalerie qui parvient à s’extraire d’une foule bruyante. Warszawski inscrira ainsi sa vision de l’Histoire dans une correspondance totale avec celle de ses personnages : empereur ridicule, Ubu aux allures débonnaires, enfants attardés, etc.
Une écriture sans emphase qui tente d’être neutre mais qui imprime des images macabres dans des éclairs de lumière qui clignotent comme pour narguer les ténèbres …
Prémonitoire, ce récit l’est aussi par sa conception foncièrement pessimiste de l’homme, simple jouet qui ne contrôle plus ses pulsions, qui se laisse emporter par la vague des émotions et qui succombe aux vœux des tyrans. L’Uniforme est un récit sombre, une vision prémonitoire d’une apocalypse annoncée …

Ainsi il en va de La Grande Fauchaison qui tangue entre vie et lumière, hésitant d’un bord obscur du déclin à celui des ténèbres de la mort dans une cave, à l’instar de l’enfouissement dans les tranchées.

Oser Warszawski, La Grande Fauchaison (Les Contrebandiers, La Fauchaison, L’Uniforme), trilogie romanesque traduite du yiddish par Rachel Ertel, Aby Wieviorka et Henri Raczymow, Postface de Rachel Ertel, coll. & d’Ailleurs, Denoël, avril 2007, 742 p. – 32,00 €