Interview de Nathalie Bittinger : “2046”, foisonnement du film de Wong Kar-wai

Interview de Nathalie Bittinger : “2046”, foisonnement du film de Wong Kar-wai

Nathalie Bittinger publie chez A. COLIN : « 2046 » , une analyse du dernier film de Wong Kar-wai , oeuvre complexe et déroutante qui est présentée par le cinéaste comme une « variation » sur « IN THE MOOD FOR LOVE » . J’ai rencontré Nathalie Bittinger plus de deux heures pour tenter de donner avec elle un aperçu du travail original de cette brillante intellectuelle, agrégée de lettres.

1. Pouvez-vous nous raconter la génèse de votre livre ?

Je suis passionnée par le cinéma, par l’Asie et par l’Histoire. Après avoir vu plusieurs fois cette œuvre, j’ai lu, ici ou là, que 2046 et 2047, les nombres martelés dans la fiction, dotés de plusieurs significations, correspondent aussi à des dates historiques.

Lors de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, en 1997, celle-ci promet en effet de ne pas modifier les institutions de l’ancienne colonie britannique jusqu’au seuil des années 2046-2047. Ceci n’est pas forcément connu d’un spectateur occidental. Or prendre en compte la place et le statut donnés à l’Histoire éclaire, à mon sens, l’interprétation que l’on peut donner de cette œuvre complexe, qui joue d’un brouillage concerté de la temporalité et de la signification.

Il me semblait intéressant de proposer cette lecture, appuyée sur toutes les marques, les traces inscrites, directement ou indirectement, dans le film : récurrence du nombre 2046, images d’archives, événements historiques montrés à l’écran, écriture des romans de science-fiction, allusion à la promesse d’absence de changements …

2. Au delà de cette impression, quel impact poétique et signifiant 2046 peut-il avoir sur le spectateur ?

Tout d’abord, ce film est magnifique, extrêmement travaillé. La réflexion sur le temps s’inscrit au sein même de l’image cinématographique et dans la structure narrative. Wong Kar-wai insère nombre de flash back et de flash forward, utilise le ralenti, l’accélération ou le flou et crée ainsi un rythme fascinant, presque hypnotique. L’hétérogénéité fait partie prenante de sa poétique. Le réalisateur joue avec les codes, insère, au cœur du « réalisme » de la diégèse, les images des romans de science-fiction écrits par M. Chow, écrivain, qui travaillent sur une toute autre esthétique. Dans tous les cas, il appelle une participation active du spectateur dans la reconstruction du sens.

3. Vous ne faites pas une paraphrase du film, vous appréhendez à la fois son esthétique et ses variations comme une matière mouvante, une structure. Une telle analyse pourrait être périlleuse : pouvez vous nous indiquer votre fil conducteur ?

J’ai adopté une approche sociocritique, celle fondée par Claude Duchet, pour voir sous quelles modalités et pour quels effets, 2046 inscrit-il le social et l’historique dans la destinée des personnages et dans la poétique retenue. La sociocritique s’attache à déceler le rapport au monde mis en œuvre dans la création esthétique.

Il s’agit de voir comment l’œuvre travaille et reconfigure les représentations du social et de l’Histoire venues du monde au cœur de son système textuel propre.

Je cherche avant tout à éclairer la signification que l’on peut donner à ce film, au niveau thématique et esthétique, au travers de sa composition et des interrogations qu’il suscite.

4. Votre livre est aussi une œuvre elle-même. Vous avez développé les singularités majeures du film, en particulier les concepts inattendus ; pouvez vous les préciser sommairement ?

2046 joue d’une part d’illisible, met en question la construction même du sens, à travers les interrogations du personnage (tout à son amour passé pour Mme Chan) sur la temporalité, mais aussi par la mise en question de l’intelligibilité de l’Histoire lorsqu’elle est désertée par la cohérence temporelle (La Chine, par sa promesse, prétend différer l’effectivité de la rétrocession). Or cette poétique du différé se retrouve dans l’œuvre, avec par exemple, les androïdes à émotions différées, mais aussi lorsque le réalisateur retarde les informations qu’il donne au spectateur et nécessaires à la compréhension de l’intrigue : M. Chow n’évoque Mme Chan et son attachement au nombre 2046 qu’à la toute fin du film, le statut des premières images, issues du roman science-fiction et imbriquées dans la fiction cinématographique proprement dite, est explicité tardivement…

Le travail sur la temporalité est très intéressant : 2046 n’est pas un discours direct tenu sur la rétrocession, parce qu’il joue sur la disjonction temporelle, celle-là même qui touche Hong Kong… La réalisation du film advient quelques années après ce transfert de souveraineté (il sort en 2004). Wong Kar-wai inscrit des traces historiques qui ne se comprennent en partie qu’en référence à cet événement (l’année 2046 par exemple), mais il recule le temps de l’intrigue dans les années 1960 et c’est à partir de cette époque passée que le personnage invente un espace-temps sombre du futur, à et en 2046, où l’on pourrait « retrouver ses souvenirs perdus. Car on dit que rien ne change jamais, mais nul ne sait au juste, car nul n’en est jamais revenu » (allusion à la promesse d’absence de changements).


5. Ce film, on l’a compris n’est pas une histoire linéaire ; on y sent des mystères ..

La thématique et la poétique du secret sont très présentes dans 2046. Wong Kar-wai place son personnage mais aussi le spectateur dans une quête de la signification. Or le film nous invite à nouer ensemble les différents sens donnés au nombre « 2046 », soit l’éros, la création romanesque et cinématographique et l’Histoire. « 2046 » est d’abord la chambre de l’intime, du vécu amoureux (dans In the Mood for Love, M. Chow et Mme Chan s’y retrouvent pour échapper aux rumeurs, les chambres 2046 et 2047 sont le cadre des relations amoureuses ou sexuelles, dans le second film).

2046 est ensuite, outre le titre du film, et avec 2047, le titre des deux romans de science-fiction écrits par M. Chow. C’est enfin l’espace-temps du futur, là où s’inscrit la promesse de l’atemporel, et une date historique, à venir, dans l’Histoire de Hong Kong, après la rétrocession. Les émeutes de 1966, montrées par des images d’archive, deviennent alors une préfiguration du retour inéluctable de Hong Kong à la Chine. Le délitement des rapports amoureux et sociaux, le refuge dans la science-fiction se comprennent, aussi, au regard de cette histoire troublée. Le « mystère » tient beaucoup aux rapports complexes noués entre ces différentes époques et significations, à travers la (re)configuration esthétique.

6. Une Œuvre d’art est une totalité qui contient ses propres règles et sa propre signification ; comment appliquez vous cette visée à 2046 ; pourquoi pas une esthétique de la complexité ? Les reflets de la lumière sur l’argent d’un Brancusi , le Pavillon d’or de Mishima ?

Cette œuvre joue d’une forme de complexité, elle réclame un spectateur attentif mais elle indique aussi des points de saillie du sens, là où il doit s’interroger sans qu’aucune réponse transparente ne lui soit donnée. L’architecture du film est très solide et ne laisse rien au hasard. Ce qui est intéressant, c’est le travail sur certains éléments factuels, pris dans le mouvement et le processus fictionnel et esthétique.

Crédit photographique : Jean CEMELI